Cent ans d’anarcho-syndicalisme (première partie)

mis en ligne le 28 juin 2010
1601CNTSous ce titre, et afin de célébrer le centenaire de la naissance de leur organisation (1er novembre 1910), nos camarades anarcho-syndicalistes espagnols ont eu la bonne idée de publier sur Internet un véritable pavé abordant différents aspects de leur histoire. Ce document de soixante-trois pages peut être consulté sur différents sites 1.
Il se divise en deux parties : d’abord les chroniques, qui permettent à leurs auteurs de retracer le parcours de la CNT (Confédération nationale du travail)en évoquant certains faits historiques, puis, les chapitres concernant la culture anarchiste, qui mettent en évidence la pénétration des idées libertaires dans la société espagnole. Le tout étant suivi de trois interviews. La richesse et l’importance de ce travail ne nous permettent pas, pour l’instant, d’en rendre compte intégralement. En attendant une traduction complète de certains des trente-six chapitres, nous vous proposons ici un résumé des douze chroniques constituant la première partie, en attendant – dans un prochain numéro du Monde libertaire – le résumé des vingt-quatre derniers chapitres qui constituent la seconde partie.
Coup d’œil sur cent ans d’histoire passionnée et turbulente ; ses victoires, ses défaites, malgré ou grâce à ses contradictions, nous avons là un siècle d’existence de la CNT qui, plus qu’un syndicat, a été un projet de société.

L’aube anarchiste (1902-1909)
Devant l’incapacité de l’UGT 2, courroie de transmission du PSOE 3, à rassembler tous les mouvements de protestation, ainsi que face aux échecs des anarchistes à créer une organisation plus large, les travailleurs en général, et les libertaires en particulier, étaient chaque jour plus conscients de la nécessité de forger une organisation ouvrière défendant leurs revendications. Ce fut l’œuvre de la première décennie du xxe siècle qui devait donner naissance à la CNT. De la Fédération des sociétés ouvrières de résistance espagnoles à la Fédération ouvrière de Barcelone, les stratégies s’affinent et vont déboucher sur l’anarcho-syndicalisme, conjuguant les formes d’action bakouniniste avec le syndicalisme révolutionnaire de Fernand Pelloutier.
Barcelone devient l’épicentre du mouvement libertaire, la presse anarchiste se développe, les grèves se multiplient et, en 1907, les sociétés ouvrières de Barcelone créent Solidaridad Obrera 4, organisation qui, trois ans plus tard, se transformera en CNT.

Sur les origines de la CNT
En raison de la répression étatique de la « Semaine tragique 5 », Solidaridad Obrera ne put tenir son congrès en 1909. Il fallut attendre la fin de l’année 1910 pour qu’il ait lieu à Barcelone, avec comme ambition de transformer une organisation catalane en organisation nationale sous le nom de CNT, et pouvoir ainsi rivaliser avec l’UGT, la centrale syndicale d’orientation socialiste. Le développement de la CNT fut foudroyant : ses effectifs passèrent de 30 000 adhérents à sa naissance à 700 000 neuf ans plus tard (congrès de Madrid). Joan Zambrana, rédacteur de ce chapitre, regrette que dans le même temps l’influence du syndicalisme libertaire perdit de sa force en France et en Italie, laissant ainsi en Europe, la CNT pratiquement seule à défendre l’anarcho-syndicalisme.

L’essor anarcho-syndicaliste
Au cours du congrès de Sants (1918), la CNT va redéfinir son fonctionnement, abandonnant les fédérations de métiers pour les remplacer par des syndicats uniques d’industrie regroupant tous les travailleurs d’une même branche de production, ceci afin de mieux affronter le mode de production capitaliste.
L’année 1919 va voir les affrontements contre les patrons se durcir pour déboucher à Barcelone sur la mythique grève de La Canadienne (compagnie d’électricité), qui s’étendra à tous les secteurs d’activité, y compris au syndicat des arts graphiques qui appliquera la « censure rouge », refusant ainsi de publier le décret de réquisition décidé par les autorités catalanes. La CNT sortira victorieuse de ce conflit, mais de nombreux adhérents seront emprisonnés pour « faits de violence », ce qui les incitera ensuite à rendre coup pour coup aux groupements patronaux (syndicats « libres »).

La CNT sous la Seconde république
Dans ce chapitre, Anna Monjo nous explique les difficultés de la CNT dans les deux premières décennies suivant sa création. Les différentes périodes de dictature (répression, clandestinité) provoqueront une radicalisation de plus en plus forte de la part de nombreux militants. L’avènement de la Seconde république (1931) suscitant l’enthousiasme dans la classe ouvrière, deux positions divisent la CNT entre les « anciens » (Pestaña, Peiró, etc.), qui axent leur militantisme sur l’organisation et le renforcement du syndicat, et les « jeunes modernes » (García Oliver, Ascaso et Durruti), qui pensent que l’avènement d’une république bourgeoise peut déboucher sur l’opportunité d’une période révolutionnaire. De 1931 à 1933, ces deux tendances vont s’affronter au sein de la CNT qui verra finalement la victoire des « radicaux » et des faïstes 6 sur les « modérés » ou trentistes 7, qui seront exclus en 1933 mais réintégrés au congrès de Saragosse (mai 1936), deux mois avant le putsch des militaires suivi de la riposte ouvrière victorieuse dans les deux tiers du territoire espagnol.

Des comités de défense aux milices
Agustí Guillamón nous rappelle l’origine des comités de défense de la CNT, organismes issus des premiers groupes armés d’autodéfense (lutte contre les pistoléros du patronat dans les années 1919 à 1923) dont le but était de « préparer les armes nécessaires en cas d’insurrection, d’organiser les groupes de choc dans les différents quartiers populaires, etc. », ce que García Oliver définissait comme « gymnastique révolutionnaire ».
Le CNCD (Comité national des comités de défense) dépendait exclusivement de la CNT. D’où le constat que nombre de ces comités regroupaient des membres d’un même syndicat de la CNT. Après le 19 juillet 1936, certains de ces comités de défense parviendront à se constituer en centuries des milices populaires qui partiront immédiatement (dès le 24 juillet 1936) lutter contre les forces fascistes sur le front d’Aragon.
Ces comités de défense dépasseront la notion de groupes d’autodéfense pour se transformer en organismes préparant la révolution, faisant face aux problèmes de renseignement, d’enquêtes, d’armement, de tactique, en prévision d’une longue guerre civile. Sans aucune transition, ils se transformeront en milices populaires luttant contre le fascisme, devenant ainsi l’organisation armée du prolétariat révolutionnaire. à l’arrière, ils se constitueront en comités révolutionnaires de villages ou de quartiers (dans les villes). Leur tâche sera multiple : émission de bons pour l’alimentation, de sauf-conduits, création de coopératives, entretien et fonctionnement des hôpitaux, célébration des mariages, paye des miliciens, financement des écoles rationalistes et des athénées gérés par les Jeunesses libertaires.
À côté, le CCMA (Comité central des milices antifascistes 8) souhaitait, lui, contrôler les comités locaux révolutionnaires pour exercer le pouvoir dans la rue et les usines jusqu’à sa dissolution et au rétablissement du pouvoir de la Généralitat (gouvernement catalan). Le décret de militarisation des milices ouvrières compléta ce désastreux bilan, en transformant des milices de volontaires révolutionnaires en une armée bourgeoise de type classique aux ordres de la Généralitat, ce qui provoquera un grand mécontentement au sein de la Colonne Durruti aboutissant à l’abandon du front d’Aragon par des centaines de volontaires retournant à l’arrière avec leurs armes. Ils seront à l’origine de la création du groupement des « Amis de Durruti » qui s’illustrera sur les barricades de Barcelone en mai 1937. Ce refus de la militarisation fut également plus ou moins exprimé dans toutes les colonnes confédérales qui, en février 1937, se réunirent en assemblée pour en discuter : les menaces du gouvernement central et de la Généralitat (déjà bien infiltrés par les cadres staliniens) de ne pas leur fournir d’armes et de dispatcher les miliciens dans d’autres unités ayant déjà été militarisées finiront par les convaincre d’accepter cette militarisation (y compris la récalcitrante Colonne de Fer de Valence).
On arriva ainsi à mai 1937 et à la provocation du central téléphonique. La Généralitat et le PSUC 9 voulaient mettre au pas la CNT. Les comités de défense des quartiers de Barcelone répliquèrent immédiatement en dressant de nombreuses barricades qu’ils tiendront une semaine. Mais les appels à cesser le feu des dirigeants cénétistes (et notamment des « camarades ministres ») semèrent la confusion et démoralisèrent les anarchistes. Les comités de défense furent ensuite dissous un à un jusqu’en septembre 1937, la contre-révolution gagnant du terrain chaque jour jusqu’au désastre final. Agustí Guillamón traite également ce sujet dans son ouvrage Barricades à Barcelone, mais avec une conclusion beaucoup plus critique (et sous certains aspects plus discutables) par rapport à la stratégie de la CNT.

Mujeres Libres, dans la guerre et l’exil
Dans ce passage, Antonina Rodrigo fait l’historique de Mujeres Libres (Femmes libres), la fusion de deux mouvements de femmes à Barcelone et Madrid (1934) qui édite la revue éponyme pour diffuser les informations et revendications des femmes. Avec le déclenchement de la guerre civile, cette publication se transforme en organe de combat collant aux événements tout en étant une revue d’orientation et de documentation sociale. Un des principes de Mujeres Libres fut de conserver son indépendance, y compris au sein du mouvement libertaire. Ce qui explique également sa non-adhésion à l’Association des femmes antifascistes dont les activités étaient dirigées et contrôlées par le PCE (Parti communiste d’Espagne). « Mujeres Libres a la personnalité propre d’une organisation révolutionnaire, avec des objectifs concrets et une conscience claire de sa mission, qui va au-delà du simple et limité antifascisme. » Et, face au comportement parfois « machiste » constaté chez leurs compagnons du mouvement libertaire, elles affirment dans le numéro 12 de leur revue : « Non, compagnons, non ; la femme dans ses revendications ne prétend pas obtenir de compétence par opposition à vous, mais unir son énergie à la vôtre. Car pour la femme, se défendre c’est aussi vous défendre. »
Dans l’exil, les membres de Mujeres Libres connaîtront le même parcours que leurs camarades, à savoir les camps de concentration français, puis l’incorporation dans la Résistance afin de poursuivre la lutte antifasciste. Beaucoup d’entre elles finiront dans les camps d’extermination nazis. Plus tard, les survivantes feront paraître la revue Mujeres Libres en el exilio (Femmes libres en exil).

Les collectivisations en Catalogne
En Catalogne, la défaite du soulèvement militaire du 18 juillet 1936 entraîna l’effondrement complet de l’État. Les travailleurs, qui avaient joué un rôle essentiel dans la victoire sur les factieux, entamèrent immédiatement une large et profonde transformation révolutionnaire de la société catalane sur la base des principes anarchistes et anarcho-syndicalistes de la CNT-FAI. Cette organisation, majoritairement influente chez les travailleurs, tenta et réussit en partie à mettre en pratique le socialisme libertaire dans une société industrialisée, donnant lieu à une expérience unique au monde, aussi éloignée du capitalisme que du socialisme d’État. Antoní Castells nous explique le développement des collectivisations dans les différents secteurs (agraires- industriels), l’affrontement entre ceux qui voulaient développer ces collectivisations (CNT-FAI-JJLL et Poum) 10 et ceux qui s’y opposaient (ACR-UR-PSUC-UGT) 11, ainsi que les manœuvres de l’État catalan (Généralitat) et de l’État espagnol pour freiner et supprimer ces collectivisations.

La CNT dans le gouvernement
Bernat Muniesa nous plonge ici au cœur de la question : que sont allés faire les anarchistes au gouvernement ? Pourquoi les responsables de la CNT, les vainqueurs du 19 juillet 1936, maîtres de la rue et des usines, choisissent-ils la collaboration gouvernementale ? En leur temps, les réponses des intéressés étaient bien peu convaincantes. Mais un constat : cette décision facilitera le travail de sape des non-révolutionnaires qui aboutira à la contre-révolution en Catalogne et dans le reste de l’Espagne. Bernat Muniesa consacre évidemment un chapitre entier aux événements de mai 1937 à Barcelone, qui verront cette contre-révolution à l’œuvre.

La CNT et la lutte contre le franquisme
Octavio Alberola retrace le parcours de Défense intérieure (DI), bras armé de la CNT en exil, chargé de combattre la dictature par des attentats ciblés, voire par la suppression physique de Franco. Défense intérieure eut six mois d’existence jusqu’à ce que la CNT en exil décide de ne plus participer à cet organisme qu’elle avait créé, laissant seuls les membres de la FIJL (Fédération ibérique des jeunesses libertaires) animer la lutte anti-franquiste. Ferran Aisa complète cet historique par celui des guérillas urbaines de 1945 à 1963.

La lutte continue
Ce chapitre est une critique du système d’organisation de la CNT (clandestine de l’intérieur ou en exil) sous la dictature franquiste : arrestations et élimination des comités de la CNT les uns après les autres sans changement de stratégie de l’organisation, bureaucratisation de la CNT depuis les années 1936-1939 (et on reparle de la participation gouvernementale) et accélération de cette bureaucratisation dans l’exil.
Plus qu’une étude de ce phénomène, Paco Madrid regrette ici le manque d’analyse profonde et d’autocritique existant à ce jour. Pour compléter cet aspect de la lutte antifranquiste, Carles Sanz nous brosse un portrait du Mil (Mouvement ibérique de libération), et de son plus célèbre membre : Salvador Puig Antich.

L’escroquerie cynique de la transition
Constat lucide et sans complaisance de ce qu’a été la « transition démocratique » espagnole. L’auteur – José Luis García Rúa – rappelle ici que plus de la moitié des Espagnols n’approuvèrent pas (par un vote contre ou par abstention) la nouvelle constitution post-franquiste. La droite et le PSOE l’entérinèrent en se mettant d’accord pour ne plus évoquer la guerre civile et les questions qui fâchent, seul moyen pour les socialistes d’avoir une chance d’accéder au pouvoir, ce qui finit par arriver (en reconnaissant la monarchie et en considérant le système politique en place comme « n’étant pas une démocratie mais fonctionnant comme telle »).
Les années suivant la mort de Franco verront donc les manœuvres politiciennes qui amèneront au pouvoir Adolfo Suarez, c’est-à-dire la droite propre sur elle (on évite de rappeler le rôle des uns et des autres sous Franco), puis les socialistes de Felipe Gonzales avec au milieu l’intermède tragi-comique du putsch manqué de Tejero. Le pendant à ce constat nous est donné par Pepe Ribas avec une évocation des Journées libertaires de juillet 1977 à Barcelone.

La CNT pendant la transition
À l’énorme espérance soulevée par la mort de Franco s’ajoute une réorganisation de la CNT de l’intérieur (de l’Espagne), avec de grands rassemblements libertaires, puis de nouveau les dissensions, les divisions, les exclusions, les scissions, sans parler de la répression étatique ; tout cela va laisser une CNT très affaiblie. Toutefois, une organisation qui fête ses 100 ans en 2010 démontre, par ce simple fait, la vitalité de l’idée anarcho-syndicaliste. Just Casas conclut en estimant qu’il est « fondamental que soit possible l’unité dans un tout divers et pluriel ». En appendice à ce chapitre, deux additifs : le cas Scala (1978), la rencontre anarchiste mondiale et l’exposition anarchiste internationale.
Comme nous l’avons dit au début, la lecture de ce document de soixante-quatre pages est vivement conseillée. Ceux qui comprennent le castillan peuvent y avoir accès sur les sites indiqués plus haut. Pour les autres, nous nous proposons de traduire plus tard intégralement certains chapitres qui nous paraissent particulièrement intéressants (le choix sera quand même difficile !). Encore un mot : les différentes centrales anarcho-syndicalistes espagnoles organisent tout au long de cette année des manifestations, des conférences et des débats dans différentes villes d’Espagne. On trouve les lieux et dates sur leurs sites respectifs.


1. soliobrera.cnt.es
2. UGT : Union générale des travailleurs, fondée en 1888.
3. PSOE : Parti socialiste ouvrier espagnol, fondé en 1879.
4. Solidaridad Obrera : Solidarité ouvrière, créée en 1907. Elle se transformera en CNT trois ans plus tard. Son organe de presse du même nom deviendra plus tard le quotidien de la CNT régionale catalane.
5. Semaine tragique : émeutes à Barcelone en juillet 1909. La répression est féroce. Francesco Ferrer sera exécuté à la suite d’une parodie de procès.
6. Faïstes : membres de la Fédération anarchiste ibérique (FAI) créée en 1927.
7. Trentistes : partisans de la tendance plus modérée regroupée autour du manifeste des Trente.
8. CCMA : Comité central des milices antifascistes. Créé le 21 juillet 1936 et dissous le 26 septembre de la même année.
9. PSUC : Parti socialiste unifié de Catalogne, créé en 1936. Il s’agit de l’équivalant catalan du Parti communiste espagnol (stalinien).
10. FAI : Fédération anarchiste ibérique. JJLL : Jeunesses libertaires. Poum : Parti ouvrier d’unification marxiste (non stalinien).
13. ACR : Action catalane républicaine. UR : Union républicaine.