Jamaïque : guerre pour le pouvoir

mis en ligne le 20 juin 2010
Le dimanche 23 mai 2010, le Premier ministre jamaïcain Bruce Golding lançait – sous la pression des États-Unis – un mandat d’arrêt contre Christopher Coke Dudus, le chef du Shower Posse 1, accusé par les autorités étatsuniennes de trafic de coke, de marijuana, d’armes et d’une centaine d’assassinats commis dans les années quatre-vingt. Le hic, c’est que Dudus et son gang sont depuis des années affiliés au Jamaican Labor Party (JLP), le parti politique au pouvoir de Bruce Golding. Car c’est une bien vieille et funeste tradition en Jamaïque que les partis politiques soient soutenus par les gangs sur lesquels ils s’appuient pour s’assurer des voix dans les quartiers et les villes qu’ils contrôlent. Par exemple, dans le quartier de Tivoli à Kingston (qui appartient au Shower Posse de Dudus), plus de 99 % des habitants votent pour le JLP depuis 1967 2. En échange de ce soutien électoral, le parti donne de l’argent, des armes et offre une protection judiciaire – si ce n’est une immunité – aux gangsters lorsqu’ils sont confrontés à la justice.
De fait, en lançant ce mandat d’arrêt pour l’extradition de Dudus, le gouvernement jamaïcain rompait son contrat avec le Shower Posse et lui déclarait la guerre. La réponse des gangs fut rapide et des barricades furent élevées dans le quartier de Tivoli à Kingston pour empêcher les forces de police d’aller chercher Dudus. Le gang de Tivoli ayant une puissance de feu supérieure à celle de l’armée, les affrontements furent violents et ont fait, à l’heure où j’écris cet article, plus de 70 morts (la plupart des civils, évidemment…). Et Dudus court toujours. D’autant qu’il a reçu – et continue de recevoir – le soutien d’une importante partie de la population jamaïcaine qui voit en lui une sorte de Robin des Bois. Car pour des gens qui vivent dans une misère profonde et une violence quotidienne, les gangs sont des entités vers lesquelles ils peuvent facilement se tourner pour obtenir une relative sécurité, de quoi manger, accéder à des soins et, parfois même, trouver un emploi. Les gangs gèrent les carences de l’État et obtiennent ainsi le soutien de populations cruellement pauvres et délaissées par un pouvoir qui – fidèle à sa raison d’être – ne s’est jamais réellement soucié d’eux. Et dans une ville où les deux tiers de la population vit dans des quartiers contrôlés par des gangs, le soutien est de taille.
Mais bien plus qu’une rupture entre le JLP et le Shower Posse, c’est une guerre de fond entre deux pouvoirs – celui de l’État et celui des gangs – qui sévit actuellement sur l’île. Et c’est pourquoi plusieurs gangsters ennemis de Dudus ont rejoint ce dernier pour le protéger. Une « conscience de gang » ? Peut-être. Quoi qu’il en soit, les autres organisations mafieuses de l’île sentent le vent tourner et s’inquiètent sans doute de leur avenir dans les classes politiques. Nul doute que leur soutien effectif à Dudus est une manière d’affirmer que les gangs contrôlent l’île ou, du moins, qu’ils resteront affiliés au pouvoir politique. La question posée par ce conflit est donc fort simple : qui, des gangs ou de l’État, contrôle vraiment la Jamaïque ? Ce qui semble effectivement remis en cause dans cette affaire, c’est la traditionnelle gestion collégiale du pouvoir politique entre politiciens et gangsters, car c’est bien contre le chef d’un gang qui le soutient depuis des années que le gouvernement lance un mandat d’arrêt.
Au milieu de cette lutte de pouvoir, c’est toujours les classes populaires qui trinquent. Outre les balles perdues (« mais pas pour tout le monde », comme disait l’autre !), les fermetures d’écoles, et une liberté de circulation réduite, elles doivent aussi subir constamment le harcèlement, les abus, les contrôles, les fouilles et les arrestations arbitraires de la part des forces dites « de l’ordre ». Et la misère est toujours là. Car si les gangs peuvent paraître un peu plus généreux que l’État aux yeux d’une population extrêmement pauvre, ce ne sont jamais que des croûtons de pain rassis qui leur sont donnés, comparés aux richesses produites par les masses laborieuses et confisquées par quelques riches et puissants qui, eux, restent bien en sécurité dans leurs villas surprotégées. Ne soyons pas dupes, les gangsters ne sont ni des révolutionnaires ni de romantiques bandits, et ils ne valent guère mieux que les politiciens : bien loin d’être des Robins des Bois, ce ne sont que des exploiteurs qui font régner la loi du plus fort et qui assoient leur pouvoir grâce à la violence des armes. Comme partout ailleurs, s’ils veulent en finir avec la pauvreté et l’oppression, les Jamaïcains doivent se débarrasser de leurs oppresseurs – politiciens comme gangsters –, prendre en main leur vie et gérer eux-mêmes, collectivement, les affaires qui les concernent sans déléguer à personne leur souveraineté.


1. Fondé en 1970, le Shower Posse est l’un des plus importants gangs de la Jamaïque. Basé principalement dans le quartier de Tivoli à Kingston, il a aussi des branches aux États-Unis où il contrôle une part importante du trafic de coke et de marijuana.
2. Chiffres tirés du Monde diplomatique, 31 mai 2010.