Préfasciste ou postfasciste : une constante !

mis en ligne le 16 juin 2010
1599PrfascismeAprès que les banques ont su se débarrasser, en 2008, de leurs poids de crédits indigestes en se servant de l’État comme tampon, comme système d’absorption, les « voyous sans frontières » ont, avec un zèle inlassable, mis à l’ordre du jour leur leitmotiv : voler !
Puis c’est la société, c’est-à-dire les populations des États-nations, qui doit assimiler le poids du crédit transformé. Malgré tout cela : la révolution est peu probable… La fonction d’amortissement du système politique et la répression étatique fonctionnent bien. Dans ce cas, l’anarchisme se manifestera surtout comme « potentiel critique 1 ».
On peut remarquer une constante : les « crises » sont des « répétitions », ainsi que la manière de réagir des secteurs économiques et étatiques. Je parle d’une constante. Dans ce cas, je me concentre sur une période de plus d’un siècle : à partir de l’époque des lois scélérates (1893-1894) 2 jusqu’à l’affaire « Tarnac » (2008 et maintenant) 3. Quant au type de réaction, je vais l’aborder par l’analyse de Johannes Agnoli 4.
L’accent sera mis sur l’analyse de la manière dont le système politique maintient son emprise sur l’ordre social. Cette emprise se manifeste de diverses manières, dépendantes de la situation sociale et économique. Donc, à travers le temps, on peut noter des processus de transformation.
Il y a presque un demi-siècle, Agnoli a été l’un des plus perspicaces pour décrire l’existence de tels processus. Parce qu’il n’a pas conçu une description statique de la situation de l’époque, on peut lire son texte de 1967 titré La Transformation de la démocratie, comme s’il avait été écrit récemment.
Le noyau de la pensée d’Agnoli se trouve dans la notion d’involution. En expliquant cette notion, il décrit ce qui se passe si les conflits de base dans une société capitaliste ne sont pas résolus. Ces conflits de base se présentent, dans son analyse, là où il n’y a pas un accès égal de tous aux ressources matérielles de la société. La tentative opérée par le « politique » de préserver ce genre de situation fait que la société va se voir confrontée à l’« involution » : on se retrouve ainsi confrontés à la destruction et à l’affaiblissement des institutions démocratiques et judiciaires. Et pour ce faire, le « système » trouve toujours des mercenaires pour faire pression à coup de violence et d’intimidation 5.
Ce processus va de pair avec le « discipliner » et le « marginaliser » de certains groupes et avec la tendance à la croissance permanente des structures étatiques de sécurité. Dans le mouvement anarchiste, le dernier aspect a donné lieu à un récent propos sur « vivre dans l’État d’exception 6 ».
Il est inévitable qu’ici le terme « fascisme » intervienne 7. Quand Agnoli parle de fascisme, il s’agit des éléments spécifiquement institutionnels et juridiques, qui vont de pair avec le « leadership », l’« autorité de l’État fort » et l’« autonomie » de l’État en relation avec la société. En établissant un rapport entre le capitalisme et le fascisme, il ne le fait pas pour dire que le capitalisme « veut » le fascisme. Ce que « veut » le capitalisme, c’est la garantie politique du profit. Ainsi, il aborde la relation en termes de « fonctionnalité ». Comment Agnoli a-t-il fait, il y a plus de quarante ans, pour parvenir à cette manière de voir ?
Le constituant essentiel de l’État politique est composé de deux éléments qui s’allient. Le premier élément est la concentration économique et l’oligarchie sociétale. L’oligarchie est implicite dans le pouvoir organisé (par exemple les partis politiques). Et un peuple qui délègue son pouvoir renonce à sa souveraineté, comme l’explique déjà en 1911 le sociologue allemand Robert Michels (1876-1936), cité par Agnoli 8. En outre, l’anarchiste anglais Colin Ward (1924-2010) explique que nous pouvons comprendre Proudhon et Bakounine comme des précurseurs de Michels dans leurs critiques de la théorie démocratique et socialiste. En fait, ajoute-t-il, sa théorie a été constamment vérifiée par l’expérience 9.
Le deuxième élément est la consolidation de la position oligarchique d’organisations qui sont représentées dans les partis étatistes. Agnoli affirme que la perspective d’une crise stimule la corrélation entre, d’une part, l’impulsion d’élargir les compétences et le pouvoir de l’État et, d’autre part, le désir de la garantie supplémentaire de l’ordre social établi. Éventuellement, ce dernier sous la forme d’un État policier, c’est-à-dire de la rigueur du désir à une garantie violente des privilèges établis.
Agnoli note que le capitalisme moderne s’est peut-être éloigné du fascisme : les cris libéraux préfascistes de l’« État fort » se répètent à la manière néolibérale postfasciste. Voilà, ici, on peut repérer la « constante » dont je parle. Cela se fait concrètement avec la bienveillance des groupes privilégiés qui font des sacrifices et « profil bas ». Ainsi, des parties du pouvoir de contrôle sur la production sont déléguées à des institutions étatiques, comme l’explique Agnoli 10.
Dans cette perspective, nous avons vu, en 2008, ce que beaucoup de banques étaient prêtes à faire : en échange de la sécurité concernant leur existence (recevoir de l’aide publique), elles acceptaient de se placer, provisoirement, sous curatelle étatique concernant certains types de gestions. À nouveau, avec ceci, la fonctionnalité de l’État est confirmée : l’absorption des problèmes délégués (la fonction de l’amortissement), après quoi tout peut rester comme avant. Préserver le « système » avec tous les moyens jugés nécessaires, y compris l’« intimidation », c’est-à-dire la « méthode maffieuse ».
Qui a compris l’analyse de la situation se fâche, veut résister… Ainsi, la résistance se situe dans le prolongement de l’analyse. Naturellement, Agnoli l’a aussi prévu. Cela apparaît dans ses écrits des années soixante et soixante-dix et résonne lors de son discours d’adieu à son poste de professeur de politologie (à l’Université libre à Berlin, hiver 1989-1990). En commençant, dans la sphère biblique (Adam et Ève) et mythologique (Prométhée et Antigone), et en continuant jusqu’à notre époque, Agnoli est allé à la recherche des traces de la subversion. Il indique également, d’après des penseurs subversifs comme Spinoza et Bakounine, ce que signifie de mettre en pratique l’opposition au pouvoir et à l’exploitation et, en même temps, de les prendre en considération 11. je vois dans l’analyse d’Agnoli une des composantes du « potentiel critique » de l’anarchisme.


1. Je n’appréhende pas l’anarchisme comme une « théorie achevée », mais plutôt comme une « source » d’un certain potentiel. Avec l’aide de ce potentiel, on peut, entre autres, déconstruire les situations sociales établies et dévoiler les structures imposées. Voilà le « potentiel critique ».
2. Voir Francis de Pressensé, Un juriste et Émile Pouget, Les Lois scélérates de 1893-1894, Marseille, 2008 (réédition de 1899).
3. Voir Alain Brossat, Tous Coupat, tous coupables. Le moralisme antiviolence, 2009.
4. Johannes Agnoli (1925-2003), marxiste non dogmatique et social-anarchiste, politologue allemand d’origine italienne, critique sévère de la société capitaliste et de son système politique. Célèbre par son Die Transformation der Demokratie (La transformation de la démocratie), Berlin, 1967 (mes notes sont tirées de la traduction hollandaise).
5. Voir Maurice Rajsfus, Les Mercenaires de la République, préface de Patrick Schindler, Paris, 2008.
6. On trouve une étude sur cette forme de l’État dans Giorgio Agamben, État d’exception, Paris, 2003.
7. Pendant les années 1966-1979, Agnoli a prêté une vaste attention à cette notion dans bon nombre d’articles. Ces articles sont parus dans l’anthologie Fascismus ohne Revision, Freiburg, 1997. On trouve un exposé solide sur ce thème chez W. Bonefeld, On Fascism : A Note on Johannes Agnoli’s Contribution. J’ai emprunté des choses et d’autres sur libcom.org/library/on-fascism-bonefeld
8. Bien entendu, Agnoli montre qu’il a étudié le texte de R. Michels, Zur Sociologie des Parteiwezens. Untersuchungen über die oligarchischen Tendenzen des Gruppenlebens (1911), paru en français sous le titre Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties.
9. Colin Ward, « Anarchism as a theory of organisation », Anarchy, n° 62, vol. 6, 1966, p. 98-99.
10. Johannes Agnoli, De transformatie van de democratie, Nijmegen, 1971, p. 55.
11. Johannes Agnoli, Subversive Theorie “die Sache selbst” und ihre Geschichte, Freiburg, 1996.