Haïti : la pose d’une perfusion ne saurait faire oublier les saignées massives

mis en ligne le 28 janvier 2010
Dans la machine à remonter le temps
Vers 1790, Saint-Domingue (partie ouest de l’ancienne Hispaniola) devint la colonie française la plus riche de toute l’Amérique grâce aux profits colossaux générés principalement par l’industrie sucrière et celle de l’indigo, industrie dont la seule « force motrice » était constituée par les dizaines de milliers de Noirs arrachés à leur terre d’Afrique. Au terme d’une double bataille pour la liberté et l’indépendance, remportée par d’anciens esclaves sur les troupes de Napoléon Bonaparte, l’indépendance fut proclamée le 1er janvier 1804 et le nom d’Haïti fut donné au pays.
Cet épisode marqua-t-il la fin des tourments pour la première république noire de l’Histoire ? Tout au contraire. Un nouveau cycle d’oppression s’ouvrit en l’an de grâce 1825, sous le règne de Charles X. En représailles à cette double révolution, la France décida que « les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la Caisse fédérale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, la somme de cent cinquante millions de francs or [soit le budget annuel de la France de l’époque ou bien 21 milliards de dollars en 2010], destinée à dédommager les anciens colons qui réclameront une indemnité », faute de quoi l’île serait reconquise par la force. Cette douce manière de causer convainquit Jean-Pierre Boyer, le président d’Haïti, de signer cet infâme traité. Ce nœud coulant a étranglé des générations entières d’Haïtiens, étant entendu que la France ne renonça jamais à encaisser les produits de son ignoble chantage. Comme quoi on peut se gargariser d’être le pays des Lumières tout en les éteignant pour mieux dissimuler les pires forfaits.
L’année 1915 est aussi à retenir en ce qu’elle est celle où, au nom de la promotion de la démocratie, le président américain Woodrow Wilson donna l’ordre à ses troupes d’occuper Haïti. Le leurre de la démocratie gagna ici ses premières lettres de bassesse. En vérité, dès cette époque les États-Unis considéraient la zone des Caraïbes comme faisant partie « naturellement » de leurs chasses gardées. Et c’est ainsi que les fils de l’oncle Sam occupèrent l’île de 1915 à 1934. Il serait dommage de ne pas préciser que les porteurs de la bannière étoilée façonnèrent la Constitution de façon telle que les firmes étasuniennes fussent traitées comme des stars là où leurs concurrentes durent s’estimer heureuses d’hériter des rayures.
Les marines reprirent le même chemin en 1994 lorsque Bill Clinton se fit fort de rétablir au pouvoir le père Jean-Bertrand Aristide, victime d’un coup d’État perpétré par le général Raoul Cédras, grand massacreur devant l’Éternel après qu’il eut bénéficié pendant des années des conseils et du soutien financier de la… CIA. Cette intervention fut justifiée au nom d’un concept appelé à faire florès dans les années suivantes : le droit d’ingérence humanitaire.
Tout indique que la démocratie à la sauce américaine porte en son sein des germes ravageurs ne demandant qu’à éclore dès lors que son fourrier s’en accommode. L’anticommunisme viscéral – surtout pendant la période de la guerre froide – et le soutien indéfectible aux États-Unis constituant les plus sûrs moyens d’obtenir la rémission de tous les péchés, comme on va le voir.
Avec les Duvalier (père et fils, 1957-1986) on assista à un retour pur et simple à la terreur de la plantation esclavagiste. Sur fond de tueries aussi régulières que les cyclones qui frappent l’île, « Papa Doc » et « Bébé Doc » développèrent la seule industrie qui les intéressait : celle de l’« argenduc ». La technologie sur laquelle repose cette activité consiste tout bêtement à pomper l’argent public pour le conduire tout droit vers des paradis fiscaux. Grâce à ce tube, les Duvalier ont détourné 80 % de l’aide économique versée à Haïti. Le père fut un tyran sanguinaire ? Le fils se plaça à égale hauteur. Sous Jean-Claude Duvalier, 60000 personnes furent massacrées (dont des écoliers de moins de 10 ans) et, sous les règnes cumulés du père et du fils (le « Saint-Esprit » apparaîtra plus tard sous les traits du prêtre Jean-Bertrand Aristide), 500000 personnes moururent de faim.
La France, c’est bien connu, « ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Certes, Jean-Claude Duvalier était connu pour être un assassin patenté mais ses poches dégorgeaient de billets. Aussi, en 1986, considérant qu’il ne portait pas les stigmates discriminants de la misère, Laurent Fabius, alors Premier ministre, l’autorisa à venir faire du gras en France, pays où il réside depuis, à l’abri des séismes autant que de toute poursuite au titre des crimes contre l’humanité qu’il a pourtant bel et bien commis.
Penchons-nous maintenant sur la figure de Jean-Bertrand Aristide. Ne trouvez-vous pas qu’il a la tête d’un mec à qui on donnerait le bon Dieu sans confession ? Le prêtre défroqué joua habilement de son image de défenseur des pauvres après qu’il eut été le serviteur de Dieu. Cela lui valut de bénéficier d’un énorme capital de sympathie, surtout chez les défavorisés.
Mais un jour, cette canaille naguère ensoutanée eut la révélation suivante: entre continuer à gober des hosties ou planter ses blanches dents dans les mets qui font l’ordinaire des riches, il n’y avait pas photo. Et c’est ainsi que pour parvenir à ses fins, l’ancien prêcheur de la Cité Soleil (un bidonville de Port-au-Prince) fit un genre de copié-collé digne de ses prédécesseurs (souvenons-nous de ses sinistres milices: les chimères). Aujourd’hui, ce malfrat aux mains couvertes de sang coule des jours heureux à Pretoria pendant que son pays…

Un sinistre bilan
« Haïti est figé en dessous du seuil de la misère absolue », tel était le constat que faisait l’écrivain haïtien René Depestre en 2004. Ce diagnostic est toujours d’actualité en 2009 puisque :
80 % des Haïtiens vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Le taux de chômage atteint 65 % de la population active.
L’espérance de vie à la naissance est de 61 ans.
Les dépenses de santé par habitant se chiffrent à 42 dollars par habitant.
La mortalité infantile (pour mille naissances vivantes) atteint 57.
Le PIB est de 7 milliards de dollars.
Les recettes annuelles de l’État haïtien avoisinent 600 millions de dollars.
1 % de la population capte plus de 60 % de la richesse du pays.
Les flux monétaires en provenance de la diaspora tournent autour de 1,7 milliard de dollars (année 2006).
L’État consacre à l’éducation 8 % de son budget, la moitié de la somme consacrée au remboursement de la « dette ».
Plus de 80 % de ceux et celles qui ont un diplôme universitaire quittent le pays pour aller s’établir majoritairement aux États-Unis ou au Canada.
Les Églises sont le premier employeur du pays!
Le budget national dépend, pour plus de la moitié, de l’aide extérieure. Le FMI a imposé à Haïti, en sus de ses sempiternels « plans d’ajustement structurels », de baisser ses taxes aux frontières de 50 % à 3 %, ce qui a provoqué l’invasion du riz américain moins cher car fortement subventionné (vous pouvez vérifier, l’autosuffisance alimentaire ne figure pas dans le bréviaire du FMI).

Larmes de crocodiles

Certes, au 19 janvier, des promesses de dons de plus d’1,2 milliard d’euros pour aider Haïti ont été recueillies, selon les données communiquées par l’ONU. Ces fonds proviennent d’États, de personnes privées et d’entreprises. Voilà le volume du liquide contenu dans la perfusion destinée à nos frères et sœurs de cette région des Caraïbes. Évidemment, les phénomènes naturels qui frappent assez régulièrement Haïti causent des dégâts d’autant plus considérables que le pays est dramatiquement sous-développé. Mais les saignées massives et continues que lui infligent ses prétendus soutiens sont infiniment plus destructrices, chose qu’exprime en termes différents mais tout aussi justes, Maurice Lemoine, du Monde diplomatique : « À une classe politique que menace le spectre de l’autodestruction, et qui n’est pas exempte de responsabilité dans l’état calamiteux du pays, qui donnera des leçons ? Les institutions financières internationales, qui ont retardé le processus d’annulation de la dette, en dépit des problèmes auxquels faisait déjà face la population? Washington, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque interaméricaine de développement, etc., les pays dits “amis” qui ont cyniquement poussé aux enfers de la société haïtienne ? » Il ajoute : « Un cataclysme naturel peut être imputé à la fatalité. La paupérisation honteuse et insupportable des populations urbaines et rurales d’Haïti, non. »

Et après ?
L’avenir d’Haïti restera plombé tant que les banquiers, militaires, curés, hommes d’affaire, experts en tout et en rien du tout continueront à en faire leur misérable terrain de jeu, tout particulièrement en s’appuyant sur leurs domestiques locaux.
Inversement, pour ce qui concerne la construction du pays (le mot reconstruction est une pure escroquerie), quelles sont les forces sur lesquelles il est réaliste de placer nos espoirs ? Un grand connaisseur d’Haïti, Christophe Wargny, nous indique la piste suivante: « Le mouvement social (coopératives, syndicats, ONG locales, radios et associations de toute nature) est vigoureux malgré la répression et des décennies de chaos. »
Aussi, sauf à considérer que cette île est frappée d’une malédiction, façon commode et répugnante de vouloir nous passer en douceur la camisole du triptyque « exploitation de l’homme par l’homme, charité à toutes les sauces, propagande à tous les étages », nous l’affirmons haut et fort, oui nos frères et sœurs d’Haïti possèdent à la fois les capacités et le courage de bâtir leur avenir.