Bois débène
Démystifiant la légende de l'esclavage cordial, « sur les plantations, l'espérance de vie d'un travailleur captif ne dépassait guère les sept ans », Maíra égratigne aussi bien le mythe de la république de « Nègres » marrons de Palmares que les fables de la transition en douceur de l'esclavagisme au salariat et de l'automarginalisation des affranchis après 1888. Car non seulement le Brésil fut, avec Cuba, le dernier pays à abolir l'esclavage, mais encore ses élites économiques, les rois du café de l'Ouest de São Paulo, prises de court par la désertion des captifs des plantations soutenus par l'abolitionnisme populaire - le plus vaste mouvement démocratique que le Brésil ait connu - organisèrent dans l'urgence la relève par le truchement des immigrants italiens. Lesquels vont par la suite involontairement contribuer à exclure les affranchis du marché du travail.
Or cet apartheid à la brésilienne, qui n'a jamais reposé sur aucune loi, perdure. Et ce n'est pas parce qu'il existe désormais une moyenne bourgeoisie afro-brésilienne que le fardeau de l'homme noir a disparu. Les descendants d'esclaves, qui forment plus de 45% de la population, occupent toujours les strates inférieures d'une société qui admet difficilement son racisme. Un racisme innervé par les trois siècles et demi d'une institution qui a façonné l'unité géographique et politique du Brésil, lui évitant le morcellement qu'a connu l'Amérique espagnole.
On pourrait regretter que l'ouvrage se termine plus faiblement qu'il n'a commencé. Mais c'est sans doute parce qu'il englobe la période post-esclavagiste. En effet, les luttes de classe que constituaient les sabotages quotidiens et exaspérants des esclaves ainsi que leurs révoltes sporadiques ont fait place à une série de combats de moins en moins subversifs car de plus en plus intégratifs. Par ailleurs, et c'est peut-être une des leçons paradoxales qui ressortent de la lecture de La mémoire perturbée, on aura du mal à comparer les conditions de vie, de plus en plus précarisées, du travailleur salarié moderne avec celles, effroyablement misérables, des captifs africains. Réduits à la condition juridique de biens meubles, ces derniers ne recouvraient leur humanité qu'au moment où ils commettaient un crime contre leurs maîtres et/ou son droit à la propriété. Certes, la barbarie capitaliste continue, cependant après la lecture d'un tel essai, on hésitera à employer sereinement l'expression « esclavage salarié ». La vérité s'accompagne toujours de nuances.
Benjamin Guinault