Henri Gougaud

mis en ligne le 19 avril 2004

Radio libertaire : J'ai lu quelque part que, très jeune, tu avais fréquenté le mouvement libertaire. Pourrais-tu nous en parler ?

Henri Gougaud : Dès mon adolescence et par héritage, par mon grand-père, par mes parents, par ma famille. Je suis d'une famille anarcho-syndicaliste. J'ai baigné là-dedans, la Résistance, le pacifisme, Gary Davis. En 1946, les gens déchiraient leur passeport. Ma famille était là-dedans. Ça a été un héritage mais avec mon originalité.

Mon grand-père maternel était d'une famille très pauvre des Corbières. Il a été reçu premier au certificat d'étude du département de l'Aude. Son instituteur est allé voir son père, qui gardait les moutons, et il lui a dit : « Il a été reçu premier au certificat d'étude, il faut qu'il fasse des études et qu'il soit instituteur. » Mon arrière-grand-père a chassé l'instituteur à coups de cailloux en lui disant : « Il a fini l'école, alors maintenant au boulot. » À 12 ans, mon grand-père était au boulot. Il a eu une vie de syndicaliste, s'est fait virer d'un peu partout et a fini sa vie comme facteur rural. Il a eu quatre filles dont trois institutrices...

Lui, syndicaliste de gauche, savait qu'il n'y avait pas de démocratie sans éducation. Que la chair même de la démocratie, c'était l'éducation, l'élévation du niveau de conscience du peuple. Pour eux, logiquement, je devais être professeur, rester dans l'éducation. Et, là, j'ai trahi : « Je veux pas être prof, je veux être artiste, je veux être poète. » Lorsqu'un adolescent dit ça à ses parents, c'est la rupture. Y'a pas eu ça parce qu'ils étaient libertaires. Mon grand-père m'a dit une chose : « Tu n'oublies jamais d'où tu viens. » Et mon père m'a dit autre chose : « OK, tu veux faire ton expérience, mais tu reviendras. » Alors, je me suis dit : « Je crève, mais je ne reviendrai pas. » Je suis parti à Paris après mes études à Toulouse.

À Toulouse, j'avais fréquenté un groupe où il y avait beaucoup d'Espagnols. On avait monté une troupe de théâtre avec des mecs de la CNT. On montait du Brecht. À travers les anars de Toulouse, j'ai connu des gens magnifiques : Marc Prévôtel, Pierre qui avait fait dix ans de prison parce que dans les grèves de Saint-Nazaire, en 1947, il avait tapé sur un CRS. Je l'ai vu un jour sur la place Saint-Sernin. Il vendait Le Monde libertaire. Je l'ai vu donner sa chemise à un mendiant. Un homme d'une totale générosité. À cet époque, avec Marc qui m'avait amené au Monde libertaire, je suis monté à Paris où j'ai rencontre Maurice Joyeux et Suzy Chevet. Maurice m'a dit : « écoute, ma vieille, si t‘es dans la dèche, il y aura toujours une assiette de soupe pour toi. »

Arrivé à Paris, j'ai eu de la chance. Il y avait la « rive gauche », je faisais la manche dans les restaurants. J'ai été porté par ce sentiment de liberté, de découverte, de créativité que j'ai rencontré partout.

Radio libertaire : Dans les archives du Monde libertaire, j'ai retrouvé un [article de toi de 1958- art845]. Tu y côtoyais des militants comme Aurélien Dauguet, Jean Rollin, Marc Prévôtel, Maurice Laisant, May Picqueray, Louis Lecoin.

Henri Gougaud : Ce sont des figures de pères et de mères. Maurice Laisant, c'était un poète, c'était un grand pacifiste capable de discours forts, c'était un grand sentimental.

Louis Lecoin : ce fut la seule période très dure de ma vie car j'étais mobilisable en Algérie. J'étais étudiant sursitaire en instance de départ d'un jour à l'autre. Louis Lecoin a fait seul, pratiquement seul, sa grève de la faim. Il y avait autour de lui une poignée de gars comme moi. Au gouvernement, il y avait le père Debré qui n'était pas un tendre. Lecoin a réussi après quarante jours de grève de la faim pour l'obtention d'un statut de l'objection de conscience : on a eu le droit de ne pas porter des armes, le droit de ne pas tuer. C'est une conquête majeure de notre société, de notre monde, de notre civilisation peut-être.

Il faut le dire, c'est un type seul, oublié aujourd'hui, couché sur un lit d'hôpital, qui a imposé ça à une des plus grandes puissances occidentales. Les jeunes anars d'aujourd'hui, il ne faut pas qu'ils oublient qu'ils ont des ancêtres, qu'ils ont des pères. On perd toujours à se couper de ses racines. Les racines de l'anarchie, elles sont dans ces hommes-là qui ont inventé, pensé, créé, fait des choses.

L'anarchie selon moi, c'est la politique créatrice. Les anars n'ont toujours fait que ça mais on crée toujours par rapport à ce qui a été fait avant. On ne crée pas de rien.

Dans la mesure où nous sommes contre le pouvoir, comme le disait Proudhon, on procède par imprégnation de la société. Avoir des idées, créer des choses, inventer sans cesse et insuffler les idées qui sont les nôtres peu à peu dans la société.

Par exemple, le féminisme, enfin la libération de la femme, parce que les trucs en « isme », ça ne me plaît pas. Mon grand-père me racontait qu'en 1908 une femme[[Sans doute la doctoresse Madeleine Pelletier.]] était venue avec Lorulot dans la haute vallée de l'Aude pour faire des conférences pour la libération de la femme. Les anarchistes sont sans cesse des créateurs, donc des artistes, donc des gens dérangeants car quand on crée on dérange l'ordre.

Radio libertaire : Sens-tu des choses nouvelles apparaître aujourd'hui dans le courant libertaire ?

Henri Gougaud : Je reçois Le Monde libertaire mais je le lis peu. Râler contre le pouvoir ; on le sait que le pouvoir est maudit. Râler contre le capitaliste, se cogner la tête contre le monde tel qu'il est aujourd'hui, c'est vain, il faut faire autre chose. J'ai entendu Antoine Seillière dire de Viviane Forrester qui a écrit L'Horreur économique qu'elle refuse la réalité. J'ai entendu un socialiste dire aussi : « On ne peut pas refuser la réalité. » Eh bien si ! Les anarchistes doivent être à la pointe des gens qui refusent la réalité. Il n'y a pas de progrès humain sans refus de la réalité. Toute création naît d'un refus de la réalité.

Radio libertaire : Comment es-tu venu à l'écriture dans le domaine de la science-fiction, dans le domaine de la chanson, du conte ?

Henri Gougaud : Dans les années soixante, j'ai eu la chance inestimable de connaître les cabarets de la rive gauche, la Contrescarpe, l'Écluse, le Port du salut, la Colombe, autant de noms qui ne disent plus rien à personne aujourd'hui.

J'ai été accueilli par Léo Noël qui était le patron de l'Écluse et ami de Maurice Joyeux. Léo Noël, militant anarchiste, participait chaque année au gala du Monde libertaire, et moi aussi d'ailleurs. Je me retrouvais en famille. Une famille où l'on faisait des chansons sur un coin de table en essayant de faire le plus beau possible. Il y avait un climat comme ça, très exaltant. Il n'y avait pas de motivation commerciale. J'ai fait de la chanson comme on fait de la poésie. Je n'ai pas été chanteur, j'ai été un homme qui chante. Je ne me sentais pas très à l'aise dans la chanson parce qu'il y a la mesure, il y a l'accompagnement. Chanter c'est beaucoup trop cadré.

Un jour, Christine Sèvres passait à l'Écluse, et Jean Ferrat à quelques centaines de mètres à la Colombe. Christine me dit : « j'aimerais que tu me fasses des chansons. » J'ai fait deux, trois textes. Jean Ferrat a pris les textes, a fait des musiques, et il les a gardées pour lui.

Christine Sèvres, la compagne de Ferrat, a été pour moi une grande dame de la chanson des années soixante, qui a disparu trop tôt. J'avais beaucoup d'admiration pour Christine.

Je suis passé aussi à l'école buissonnière que dirigeait René-Louis Lafforgue, un compagnon oublié et, un soir, Fanon me dit : « Demain, j'ai rendez-vous avec Serge Reggiani pour lui présenter des chansons, ça me fait chier, tu peux pas y aller à ma place. » Je suis allé à sa place, et puis voilà, c'est comme ça que j'ai commencé à faire des chansons pour les autres.

Quand les autres ont chanté pour moi, j'ai arrêté de chanter. Mon désir était avant tout d'écrire. J'ai écrit un premier livre alimentaire sur la vie des bêtes et le symbolisme animal. Je me suis retrouvé à France Inter à parler de ce livre avec Jacques Villers. J'ai fait avec lui une chronique de science-fiction et j'ai commencé à raconter des histoires.

Le fil rouge, depuis le début de mes études à Toulouse, c'était la littérature orale. Ce qui m'a toujours passionné, c'est la création. La culture populaire, c'est la culture qui circule dans les peuples. Les contes, les légendes, les rumeurs, c'est la culture des illettrés, la culture des pauvres, et les pauvres parmi les pauvres c'est traditionnellement les femmes et les enfants. Ce n'est pas de la littérature enfantine, c'est la littérature que les lettrés et les gens de pouvoir ont relégué au rang de sous-littérature parce que c'était la littérature des femmes et des enfants.

La littérature écrite depuis l'origine de l'écriture n'est rien à côté de l'océan de la littérature orale qui a circulé dans le monde. Ce qui irrigue l'esprit de l'humanité, ce qui fait circuler le sang dans le corps de l'humanité, c'est la culture orale, les contes, les légendes, les histoires. La littérature écrite s'est nourrie et a puisé sans cesse dans la littérature orale sans cesser de la mépriser.

Radio libertaire : J'ai plusieurs images sur les contes : d'abord, c'est pour les gosses pour les endormir. Ensuite, on a l'impression que des intellectuels qui se racontent des contes, c'est pour récupérer ce qui n'est pas vraiment à eux.

Henri Gougaud : Qu'est-ce que tu as contre les enfants, tu n'aimes pas les enfants ? Comme c'est pour les enfants, c'est négligeable. Non ! Les enfants, c'est ce qu'il y a de plus précieux, on leur donne ce qu'on a de meilleur. Les contes, c'est ce qu'il y a de meilleur au monde. Mais, les enfants, c'est négligeable ; les femmes, c'est négligeable, et les illettrés n'en parlons pas. ça c'est l'idée de la culture que nous ont imposée les gens de pouvoir. Il y a une sorte de croyance sociale qui pour moi n'est pas évidente, c'est que la culture mène au pouvoir, que la culture c'est du pouvoir. Si tu es savant, tu as un compte en banque. ça c'est la récupération de la création, de la créativité, de ce sang qui irrigue l'humanité pour en faire du pouvoir.

J'ai la conviction absolue que ce que l'on appelle la littérature orale, la création, la parole partagée, c'est ce qui nous fait vivre, c'est ce qui a fait vivre l'humanité.

Le monde est sans cesse sauvé par une mère qui raconte une histoire à son enfant au bord du lit pour l'endormir. Les plus grands fleuves littéraires ou artistiques de l'humanité prennent leurs sources au bord d'un lit où une mère raconte une histoire à son enfant pour l'endormir. Pour l'endormir, non ! Pour lui dire qu'elle l'aime et qu'il est aimé. Il n'y a pas de vie possible sans ça. Et comment les gens de pouvoir résument ça : « Les contes, c'est tout juste bon pour les gosses ! »

Un des premiers livres qui ont été interdits à la bibliothèque d'Orange par la municipalité Front national, c'est les Contes d'Afrique écrits par Henri Gougaud. Ils ne se sont pas gourés.

La meilleure école de l'antiracisme, de la tolérance, c'est les contes. Faire des discours moralisateurs qui disent que le racisme c'est très méchant, qu'il faut être antiraciste, ça ne dit rien à personne. Par contre, faire partager des contes chinois, amérindiens, esquimaux, européens, africains, que les gens découvrent de façon sensible et naturelle, qu'en Afrique on souffre comme nous, qu'on pense comme nous, qu'on aime comme nous, que le cœur bat comme nous, qu'on a du sang et que si on se blesse le sang coule comme nous.

Quand on écoute des contes africains, on est africain.

Radio libertaire : Peux-tu nous dire les différences entre le conte, la nouvelle, un petit texte, etc. ?

Henri Gougaud : C'est facile, un conte, c'est une histoire sans auteur. Le texte originel du Petit Poucet n'existe pas. La parole appartient à tout le monde. On la prend et on lui fait un enfant.

Radio libertaire : Il y a un terme qui me frappe dans tes romans et tes contes, c'est le terme « véritable ». Qu'est-ce qu'un « homme véritable » ?

Henri Gougaud : C'est sans doute un tic littéraire. Néanmoins, c'est un homme qui parle avec sa nature profonde, qui parle selon son être et selon sa vie. C'est un homme total. Un homme capable de ressentir autant que de comprendre.

Radio libertaire : Un reproche que font certains anarchistes aux contes, c'est d'être un peu mystiques.

Henri Gougaud : Les anarchistes sont victimes comme tout le monde de préjugés, d'idées reçues. Il y a une brèche que nous avons, nous anarchistes, contribué à créer, c'est l'anticléricalisme, le refus de l'oppression cléricale. C'est une notion dans laquelle on peut s'embourber. On peut être amené à confondre la religion et la mystique. Mystique, ça va avec mystère, or un mystère ça s'explore, une énigme ça se résout. Je crois que c'est une erreur (et j'aimerais bien en parler, qu'il y ait des débats dans notre milieu) de s'enfermer dans le rationalisme à tout prix.

Le rationalisme, l'exercice de la raison, a été d'un grand secours pour combattre les aberrations de la religion, mais si on s'enferme là-dedans on se coupe de tout un autre espace intérieur qui est la dimension amoureuse.

On a beaucoup plus peur de son propre désir amoureux, de l'élan amoureux que l'on se sent, de la force amoureuse que l'on a en soit que de toutes les églises. On peut se battre contre des CRS, contre les églises, on peut manifester et brandir des pancartes, on peut organiser des communautés, des séances de travail, des clubs, mais que peut-on faire avec cet immense fleuve amoureux que l'on a en soi. Et, quand je dis amour, je mets un mot sur ce qui n'en a pas et qui s'exprime à travers une histoire que je vais raconter à mon gosse parce que mon gosse c'est ce que j'ai de plus précieux au monde.

L'être humain est un explorateur du mystère, et il ne faut pas avoir peur du mystère.

Il y a une différence essentielle entre la vie et le monde. La vie, c'est ce qui s'inscrit dans le monde. La vie est magnifique, c'est le monde qui est dégueulasse, il est abominable le monde. La vie n'a de désir que de vivre. C'est un élan qui te pousse à être là, et à respirer et voir, à exercer ton intelligence, tes sens. Il ne faut pas confondre les deux.

Le monde, c'est la maison dans laquelle nous vivons. Actuellement, c'est une maison bombardée, c'est un taudis, c'est un merdier.

Radio libertaire : Considères-tu que les contes sont un enseignement ?

Henri Gougaud : Il faut bien préciser les choses. L'école laïque est un échec. Il n'y a pas de transmission de savoir sans désir, sans le désir d'apprendre. Dans la dimension obligatoire de l'éducation, le désir est tué, et il n'y a pas de transmission du savoir ou de savoir sans amour. Il faut qu'un jeune demande à un vieux : « explique-moi, parle-moi de ça. »

Il y a un enseignement dans le conte mais pas dans le sens de : voilà ce qu'il faut penser, voilà ce qu'il faut savoir.

On a tous des pères, des ancêtres, des professeurs dont on dit, c'est fou, ils m'ont appris des choses extraordinaires mais lorsqu'on demande ce qu'ils t'ont appris c'est impossible à dire. Il m'a donné l'envie de vivre tout simplement, et le véritable enseignement il est peut-être bien inexplicable, indiscernable.

Je sais d'expérience que les contes m'ont nourri toute ma vie, il m'ont fait ce que je suis. Mais si je devais dire comment ils ont fait je suis totalement incapable de le dire.