Je genre, tu genres, nous genrons...

mis en ligne le 16 mai 2004

ils profitent

Le temps est beau aujourd'hui et c'est toujours avec une certaine nostalgie que je m'attable en compagnie de mon pote Paulo pour prendre l'apéro au café du Commerce.

Paulo qu'était douanier est loin d'être un imbécile, et j'aime assez écouter ses commentaires sur la vie, sur la politique, sur les petites histoires du bourg, et cela même si je suis loin de partager ses analyses et conclusions...

Pour le moment, ça fait déjà plus d'un quart d'heure qu'il tente de m'expliquer un truc qu'il a dû lire dans un journal quelconque et qui semble bien y plaire. Un truc sur le concept de genre.

« Tu vois, Jean-Claude, c'est une sacrée bonne idée de traiter les problèmes de développement du tiers-monde en terme de genres. Avant, on filait du fric ou du matériel à des gusses qui s'empressaient d'aller le dépenser ou qui foutaient les machines en panne. Maintenant, on donne les moyens directement aux femmes et, comme elles sont plus réalistes que leurs bonshommes, elles s'en servent pour le bien commun et elles deviennent maîtresses de leurs destinées... »

Vu que Paulo ne laisse à sa femme, Lucienne, aucune initiative dans leur vie de couple, une telle analyse n'est pas sans me surprendre, mais enfin !...

De mon côté, je me souviens avoir rencontré pour la première fois ce concept dans un bouquin de Pierre Bourdieu[[La Domination masculine au Seuil.]]. Comme je suis autodidacte, j'avais pas tout compris, mais j'avais quand même retenu que les genres, loin d'être de simples « rôles » que l'on pourrait jouer à volonté, étaient inscrits dans les corps et dans un univers d'où ils tiennent leur force. Univers où domine le poids de l'État, de la religion, du patriarcat et que, donc, détruire l'État, la religion et le patriarcat serait le meilleur chemin vers une « mise en complémentarité » des femmes et des hommes.

Sur ce, j'ai terminé mon Martini blanc et tout en souhaitant une bonne journée à Paulo je suis rentré rapidement à la maison pour donner ma part de travail au repas du midi.

Pendant le déjeuner, comme notre fille qu'a fait des études était à la maison, j'ai lancé la discussion avec elle et ma compagne sur ce fameux concept de genres...

« Ah oui, j'ai pas mal de relations - hommes et femmes - qui travaillent dans des ONG. Elles n'ont que ce mot à la bouche mais en ce qui me concerne, je suis assez réservée... Tout d'abord, il faut bien comprendre que ce concept a été élaboré par des universitaires issus des classes moyennes ou bourgeoises anglo-saxonnes. Des hommes et des femmes privilégiés du point de vue culturel et financier. Des hommes et des femmes qui, sous prétexte de résoudre les problématiques de développement durable dans le tiers-monde interviennent sur les structures sociales existantes - très souvent condamnables, d'ailleurs, du point de vue du respect de la femme -, en privilégiant un genre par rapport à l'autre.

« En d'autres termes, et sous le motif patent de favoriser le développement économique - dans le cadre capitaliste bien entendu -, les hommes sont rejetés et l'on peut tout à fait craindre, à terme, une volonté de leur part de chercher à maintenir leur pouvoir patriarcal en se jetant dans l'intégrisme religieux quel qu'il soit puisque toutes les religions sont par nature antiféministes. »

Je suis alors intervenu :

« Pour ma part, en écoutant ton histoire, je pense aux “usines en cartons” que le capitalisme américain a fait construire au Mexique en bordure de la frontière étatsuniène. Dans ces usines ne sont employées que des femmes, puisqu'elles sont plus productives et plus malléables que les hommes. Les femmes rapportent seules un revenu familial. Les hommes sont sans emploi. Il s'est ensuivi un état de dégradation des rapports de couple en termes d'alcoolisme, de drogues, de violence, de divorces et de viols. »

 Tu as sans doute raison de faire ce rapprochement car c'est un peu la même chose, et si l'on doit vigoureusement condamner et lutter contre l'impérialisme du capital, on doit aussi condamner et lutter contre l'impérialisme culturel, et cela d'autant plus quand cet impérialisme culturel s'inscrit dans la logique capitaliste, donc dans une logique de classes. »

Ma compagne est alors intervenue pour nous rappeler les années de luttes des Indiens du Chiapas qui en sachant allier les intérêts des femmes et des hommes dans leurs différences mais aussi dans leur complémentarité ont permis une réorganisation de la société vers une égalité et une fraternité à consonance libertaire.

Bon, c'est pas tout, mais demain il faudra que je parle à Paulo des Indiens du Chiapas et de leur volonté de « changer le monde ». Comme ce sacré couillon de copain a une fâcheuse tendance à penser à droite, il est fort probable qu'il préfère continuer à écouter ses sirènes... Allez savoir pourquoi !

Jean-Claude Richard, groupe Henry-Poulaille