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par Jean-Christophe Angaut le 2 mars 2020

Sur la haine de la police

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« Tout le monde déteste la police » : retour sur un slogan

Article extrait du Monde libertaire n°1814 de février 2020





C’est lors des manifestations du printemps 2016 contre la loi « Travail » que le slogan « Tout le monde déteste la police » s’est imposé dans les manifestations, prenant le pas sur le traditionnel « Police partout, justice nulle part », qui prévalait depuis deux décennies. Cela n’a rien d’étonnant si l’on songe que ces manifestations ont été le théâtre de deux phénomènes concomitants.

D’une part, elles ont constitué pour les autorités policières une occasion d’expérimenter tous azimuts des pratiques plus ou moins nouvelles (et auxquelles l’actuel mouvement pour les retraites est à son tour confronté) : utilisation de drones survolant les manifestants, harcèlement des cortèges et tentatives de les scinder, nasses, usage massif de nouvelles armes prétendument « non létales » (LBD 40, grenades de désencerclement, etc.). Il s’agissait du coup d’envoi d’une brutalisation des manifestants qui n’avait pas été vue depuis plusieurs décennies et qui allait culminer (mais l’histoire n’est pas finie !) dans la répression du mouvement des Gilets Jaunes trente mois plus tard, avec son cortège d’yeux crevés et de mains arrachées. La banalisation des violences policières a atteint un tel degré qu‘aucun habitant des grandes villes faisant ses emplettes un samedi après-midi ne s’étonne plus, désormais, de voir flotter au-dessus du centre-ville un nuage de gaz lacrymogènes.

Mais d’autre part, d’une manière autrement plus réjouissante, ces manifestations du printemps 2016 ont vu la réapparition de cortèges offensifs, dont le signe le plus évident fut l’irruption du « cortège de tête » (celui-là même qui popularisa le fameux slogan), en lieu et place des traditionnels carrés de tête composés de bureaucrates syndicaux. Par l’usage, d’ailleurs prohibé, de divers dispositifs de camouflage du visage, certains de ces manifestants des têtes de cortège signifient depuis lors que l’une des principales tâches du pouvoir policier est désormais d’identifier, à des fins de fichage et de poursuite – il n’est qu’à se rappeler le déploiement de moyens (policiers et judiciaires) mis en place pour retrouver les auteurs d’un banal incendie de voiture de police au printemps 2016 quai de Valmy à Paris. On ne sait d’ailleurs si ce sont les cortèges de tête qui ont suscité cette frénésie d’expérimentation policière ou si le phénomène constituait déjà une réponse à l’intensification de la répression. Toujours est-il que lors des récentes manifestations, on en est parfois venu à compter davantage de personnes dans la tête que dans le corps de la manifestation.




Anarchisme et hostilité à la police
En septembre 2016, j’avais été convié sur France Culture pour évoquer « La haine de la police ». Comme je l’avais deviné, ce n’était pas pour mes travaux sur la police (sur laquelle je n’avais jamais rien écrit), ni d’ailleurs comme spécialiste de la haine (que je ne pratique pas outre mesure), mais parce que la haine de la police (exprimée par des slogans, mais aussi par des affrontements avec les forces de l’ordre, ainsi que par des agressions voire des meurtres de policiers) était immédiatement associée à l’anarchisme. Il fallait donc demander à un universitaire ayant travaillé sur l’anarchisme d’analyser la haine de la police.

Pourtant, cette association n’a rien d’évident. La priorité des anarchistes n’est pas la disparition de la police, mais, plus globalement, de l’État, du capitalisme et du patriarcat. Il n’y a en outre aucune raison de leur attribuer plus particulièrement des voies de fait, motivées par de la haine envers les policiers. Rappelons-nous par exemple qu’Aragon lança en 1931 son fameux cri « Descendez les flics / Camarades » dans un poème intitulé Front rouge qui faisait par ailleurs l’éloge de l’Union soviétique de Staline – ce qui ne l’empêcha pas d’être poursuivi pour propagande anarchiste. Et pour passer des paroles aux actes, rappelons-nous encore que celui qui, animé par une haine obsessionnelle des policiers (entre autres!) en assassina deux en juin 2016 à leur domicile dans les Yvelines n’était ni un anarchiste, ni un stalinien en devenir, mais un militant de Daech qui voyait dans les policiers « la tête de la mécréance » – ce qui n’empêcha pas le premier ministre d’alors Manuel Valls, porte-voix des syndicats de policiers, de faire subtilement le lien avec le « climat anti-flics » entretenu par les opposants à la loi « Travail »...

Il y a encore une raison supplémentaire pour ne pas associer les anarchistes à la haine de la police : c’est que la plupart des morts violentes de policiers sont l’œuvre de policiers eux-mêmes, parfois à raison de plusieurs par semaine. Voilà qui pourrait venir alimenter l’idée que « tout le monde déteste la police, à commencer par les policiers eux-mêmes » pour reprendre une formule apparue peu de temps avant les manifestations du printemps 2016, dans la foulée de la mort de Rémi Fraisse, et qui est l’origine probable du slogan qu’on a évoqué. On n’ira toutefois pas jusqu’à soutenir, comme le suggère le mot provocateur « Flic suicidé à moitié pardonné », de plus en plus utilisé à mesure que s’accroît le nombre d’amputés et d’éborgnés par armes « non létales », que de tels actes tiennent au sentiment de culpabilité que ressentiraient les policiers concernés [note] . On sait en effet que, pour défendre l’ordre établi (et parfois faire éclore les germes d’un ordre nouveau), les policiers n’en sont pas moins soumis au même management pathogène que les travailleurs qui le contestent.




[note]
Quoi qu’il en soit, tout cela n’empêche évidemment pas qu’une hostilité à l’institution policière, comme à l’institution carcérale d’ailleurs, soit une composante inaliénable de la tradition anarchiste. Mais être hostile à la police, ce n’est pas être motivé par la fameuse « haine anti-flics » dénoncée depuis quelques années par des syndicats de police qui ne semblent pas voir le lien entre cette haine (réelle ou supposée) dirigée contre les personnes des policiers et l’extension de la brutalisation policière de la population, dans une impunité à peu près générale, au-delà des quartiers de relégation auxquels elle était jusqu’à présent cantonnée.
S’il y a lieu de s’étonner, ce n’est pas tant de l’existence d’une haine de la police que de l’étonnement qu’elle semble susciter. Même un libéral qui voit dans l’État un veilleur de nuit, même un partisan de l’État fort pour qui la violence policière est nécessaire pour contenir les mauvais penchants de l’humanité devrait conclure à la parfaite naturalité d’une telle haine. De fait, ceux qui déplorent cette haine de la police sont eux-mêmes embarrassés par cette focalisation sur les sentiments qui sont réputés sous-tendre tel ou tel comportement plus ou moins délictueux – d’où parfois l’idée que cette haine est jouée par des personnes qui finissent par la ressentir, ou encore que quelques irresponsables y excitent. Mais le plus étonnant, c’est que cette haine soit si rarement rapportée au comportement effectif des policiers dans les opérations de maintien de l’ordre, et en particulier à celui des BAC (Brigades anti criminalité) et plus récemment des BRAV-M (Brigades de répression de l’action violente – Motorisées), ou encore à l’utilisation massive des accusations d’outrage et de rébellion, qui ne reposent que sur la parole des policiers, pour inculper à peu près n’importe qui.

Une haine humaine, trop humaine ?

Mais on peut en venir à se demander si, finalement, ce qui offusque le plus les contempteurs de cette haine de la police, bien plus que l’existence de cette mauvaise passion, ce n’est pas sa profonde humanité. Car haïr, c’est humain. Les animaux ne connaissent pas la haine, mais s’en tiennent le plus souvent à la crainte, que peuvent venir contrebalancer la curiosité et leurs divers appétits. Ce qui peut-être dérange, dans la haine de la police, c’est que ceux qui l’éprouvent et l’expriment ne s’en tiennent pas à ce qu’on attendrait d’eux : la peur de la police. La haine de la police se développe lorsque les cibles de la violence policière sortent de leur rôle de proie terrorisée. Or la haine, on le sait au moins depuis Descartes, suppose déjà un minimum de connaissance, qui passe par le fait qu’une chose nous soit « représentée comme mauvaise ou nuisible » [note] , et cette connaissance nous sort de la crainte animale. Haïr, c’est ne plus s’en tenir à la peur, c’est affirmer d’une manière embryonnaire son humanité contre des pratiques de brutalisation.
Assurément, cette haine bien humaine est aussi trop humaine, et le passage à la détestation, forme de haine rationnellement motivée, est à l’évidence un progrès – tout autant que le fait que cette détestation porte sur l’institution et non sur ceux qui en sont les représentants. Il n’en reste pas moins que les cris d’orfraie suscités par le simple fait de trouver une institution détestable en disent long sur l’état des libertés publiques dans un pays où les vaches sont désormais sacrées (et leurs retraites protégées).

Aux marges du droit
Fondamentalement, deux éléments permettent de comprendre ce qu’a de structurel la haine de la police dans nos sociétés libérales. Le premier, c’est que la police agit toujours aux marges du droit. C’est ce que nombre de policiers eux-mêmes reconnaissent lorsqu’ils affirment « faire le sale boulot ».
Walter Benjamin l’exprimait déjà dans sa Critique de la violence (1921) lorsqu’il évoquait ce qu’avait de particulièrement odieux la violence exercée par la police. Par où il n’entendait pas seulement les brutalités exercées quotidiennement par les forces de police en toute impunité, mais l’activité ordinaire d’une police qui « intervient dans d’innombrables cas où il n’existe aucune situation juridique claire ».
Dans ce contexte, la police ne sert pas seulement à maintenir l’ordre, elle en instaure un en généralisant l’exception, elle est la possibilité toujours présente et bien réelle de l’arbitraire généralisé. Dès lors, dans des sociétés où le rapport à la loi et au droit joue un rôle sans cesse croissant, la haine et le mépris de la police ont quelque chose de structurel, et il n’y a rien d’étonnant si ces sentiments trouvent un si large écho dans la culture populaire (de Brassens au rap), au-delà du fait qu’ils sont d’abord exprimés par ceux qui constituent la cible habituelle de la police (marginaux, classes dangereuses, etc.).

Une violence délégitimée

Mais le second élément qui vient donner une telle prégnance à la haine de la police, ce sont bien évidemment les violences exercées par les forces de police, violences devenues particulièrement visibles ces derniers mois en France parce qu’elles ont cessé de s’appliquer principalement aux « habitants des quartiers », comme on dit (c’est-à-dire pour l’essentiel à des jeunes hommes issus de l’immigration post-coloniale). Or ces violences sont loin de constituer un simple épiphénomène.

Le sociologue allemand Max Weber définissait l’État comme « ce qui revendique avec succès le monopole de la violence physique légitime ». Tous les termes de cette définition doivent être médités. L’État est le nom que l’on donne au dernier prétendant à l’exercice légitime de la violence, et il possède ce statut parce qu’il est parvenu à monopoliser le droit de contraindre, au cours d’une histoire qui l’a vu évincer ses rivaux. La légitimité qu’il revendique n’a rien d’une conformité à une norme supérieure (même si c’est bien ainsi qu’il l’habille), elle désigne simplement le fait qu’une chose soit considérée comme légitime, ce qui pose la question des sources de la légitimation (qui, chez Weber, peuvent être de l’ordre de la tradition, du charisme ou de la raison). La meilleure preuve de ce succès, c’est que le citoyen d’un État moderne, si réfractaire qu’il soit par ailleurs, ne regardera pas spontanément les violences exercées par une troupe en uniforme de la même manière que celles exercées par une bande de voyous, et il sera tout aussi spontanément enclin à justifier rationnellement l’usage de la violence par la police, et à éprouver un malaise lorsque cette violence lui est retournée. Enfin, pour Weber, cette définition de l’État par son moyen spécifique (la contrainte considérée comme légitime) ne signifie pas que l’institution exerce en permanence une violence, au contraire elle sera d’autant plus légitime qu’elle l’exercera moins.
Or précisément, la police, en tant qu’elle est chargée d’exercer la contrainte physique, incarne ce qu’il y a d’explicitement violent dans l’action de l’État, et elle représente de ce fait le moment où cette dernière est constamment menacée de perdre sa légitimité (c’est-à-dire de cesser d’être regardée comme légitime). Cela explique pourquoi les responsables politiques ont autant de réticence à parler de violences policières que Macron à parler de pénibilité du travail. Reconnaître que la police exerce une violence, bien que cela signifie très banalement qu’elle parvient à ses fins en utilisant contrainte physique, menace et intimidation, c’est déjà admettre qu’une partie de l’action de l’État manque de légitimité. D’où ce paradoxe : dans nos sociétés, l’État ne peut revendiquer avec succès le monopole de la violence physique légitime qu’à la condition que celle-ci ne soit pas perçue comme une violence.

On pourrait être tenté de soutenir que s’en prendre à l’institution policière, c’est se tromper de cible et qu’il vaut mieux s’en prendre à l’ordre qu’elle protège. Il y a néanmoins quelque chose de symptomatique à l’explosion des violences policières et à la détestation dont la police fait désormais l’objet dans de larges secteurs de la population. À travers l’expression d’une détestation généralisée de l’institution policière, se joue aussi une contestation de la légitimité de la violence exercée par l’État, non pas au nom d’une autre violence légitime dont il s’agirait de revendiquer le monopole, mais au nom d’une critique de la violence et de sa généralisation, non seulement comme violence policière, mais encore comme violence judiciaire, institutionnelle, managériale, sociale, sexiste, symbolique ou guerrière. Autrement dit, l’expression d’une haine de la police est la marque d’un moment d’insubordination, où les sources de légitimation de la violence étatique sont affaiblies, à défaut d’être taries. Peut-être ne pourra-t-on bientôt plus soutenir, suivant le mot d’Albert Camus, que notre monde est « composé pour trois quarts de policiers ou d’admirateurs de policiers » ?

Jean-Christophe Angaut

PAR : Jean-Christophe Angaut
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