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par Philppe Pelletier le 26 avril 2022

En finir avec l’anarcho-capitalisme (2e partie)

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Article extrait du ML n°1838 d’avril 2022

Nous poursuivons la publication du texte de Philippe Pelletier, la première partie ayant été publiée le mois dernier.






L’origine américaine du libertarianisme

Les anarcho-capitalistes auto-proclamés relèvent du libertarianisme qui ne se confond pas avec le courant libertaire, ni dans l’histoire, ni dans les principes. L’idée libertaire est forgée par Joseph Déjacque en 1858, en tant que socialisme libertaire, tandis que les « libertariens » (libertarians) s’appuient sur le concept anglo-américain de liberty. En tant que droits civils donnant la liberté, liberty se distingue, voire s’oppose, à freedom, en tant que liberté de mouvement et émancipation (libération).

Le courant libertarien est essentiellement présent aux États-Unis pour deux raisons historiques et idéologiques. D’une part, il hérite de la mentalité des founding fathers, des protestants puritains partis en Amérique fonder l’utopie de la Nouvelle-Jérusalem, en opposition aux diktats de la monarchie anglaise et de l’Église anglicane[note]. Ils deviennent des Insurgents face au pouvoir de la Couronne britannique à qui ils arrachent l’indépendance. Les États-Unis constituent ainsi le pays où réussit la première lutte de libération nationale. Le libéralisme économique et politique y est gravé dans la Constitution et les mœurs.

D’autre part, le libertarianisme s’appuie en partie sur l’histoire des expériences utopiques (communautés fouriéristes, magasins fondés sur l’échange déterminé par l’acheteur et le vendeur, système de bons d’échange…). Il en reprend la théorisation, anti-gouvernementale, individualiste, fondée sur le respect intégral de la propriété pour tous (Josiah Warren, William Greene, Stephen Pearl Andrews, Benjamin Tucker, Lysander Spooner…). Il est essentiellement hostile au communisme et au socialisme considérés comme consacrant le gouvernement.




À partir du milieu des années 1960, les libertariens américains ne retiennent de l’anarchisme individualiste que sa critique farouche de l’État et sa préférence pour la propriété privée, mais de façon ad hoc. Concernant la première critique, il faut entendre « gouvernement » ou « État fédéral », sinon la « société » tout court. Les libertariens reviennent ainsi à l’erreur commise par l’école germanique de philosophie qui considérait État comme synonyme de société. Quant à la seconde, la propriété privée, elle est supposée répartie de façon égale entre tous, mais ils ne nous disent pas comment ils y parviennent. Leur hostilité envers les monopoles s’attache surtout aux monopoles d’État, de droit, et pas vraiment aux monopoles économiques constitués par les trusts.

Les libertariens ne se confondent pas avec les libertaires
Les libertariens américains arrivent en fait à point nommé, historiquement et géographiquement, là encore pour deux principales raisons. D’une part, dans le double cadre de la crise économique des années 1930, en partie apurée par la Seconde Guerre mondiale, et de la « Guerre froide » entre bloc occidental et bloc communiste, les démocraties libérales ont dû concéder un certain dirigisme économique (le keynésianisme, en gros), ainsi des améliorations sociales encadrées par l’État (retraites, assurance-maladie et chômage, etc.).
D’autre part, la société de consommation de masse, qui se développe en Occident grâce aux mesures précédentes, remet en cause le système de valeurs et le fonctionnement social traditionnels désormais jugés conservateurs, archaïques et sclérosant, comme entravant même le nouveau marché des loisirs et du spectacle. Dans le domaine des mœurs, les libertariens prônent la liberté absolue, privée, que cela concerne l’homosexualité, la pornographie ou l’avortement. Ces secteurs, également lucratifs, sont par ailleurs soutenus par des groupes de pression, plus ou moins homogènes.




Or, dès le milieu des années 1970, le système keynésien s’essouffle, la crise des ressources renchérit les coûts, la financiarisation mondiale de l’économie s’annonce. Le néo-libéralisme perce au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Japon aux débuts des années 1980, gagne ensuite les autres pays grâce au ralliement des sociaux-démocrates tandis que le bloc communiste s’effondre.

Tout le travail idéologique des libertariens vient alors légitimer, et conforter, le démantèlement des systèmes de protection sociale, les privatisations et le redéploiement économique de l’État. Il justifie par principe toutes les privatisations. Il rejoint les théories parallèles de l’école économiste autrichienne (Friedrich Hayek, Ludwig von Mises…) et des monétaristes de l’École de Chicago (Milton Friedman…).

Ces « anarcho-capitalistes » soutiennent néanmoins les activités régaliennes de l’État (police, armée, diplomatie), donc l’État, même s’il existe des désaccords entre eux à propos de leur possible privatisation (par exemple l’armée de conscription remplacée par le mercenariat). Libéraux sur les questions dites « sociétales » (sexualité, addictions…), leur économie de désirs fondée sur le libre marché bute sur la réalité historique et actuelle de cet État qu’ils n’arrivent pas à dépasser. Du coup, une fraction d’entre eux se revendiquent du « minarchisme », ou État minimum.

À qui profite la confusion ?
À partir des années 1990, les nouvelles technologies viennent bouleverser la donne. Les possibilités ouvertes par la Toile permettent d’envisager des échanges libres et gratuits d’individu à individu, consacrés par l’expression peer to peer.

Les libertariens s’engouffrent dans ce système, qu’ils créent en partie. Ils le présentent comme modèle social, tout en en faisant un terrain d’investissement financier : non seulement les logiciels ou les cascades de services à distance, mais aussi les crypto-monnaies qui peuvent revenir dans le marché standard. Or chacun est à même de constater que tout cela est de moins en moins gratuit, de plus en plus contrôlé. C’est un peu comme le trottoir sur lequel nous marchons : il a l’air gratuit, mais en réalité, il ne l’est pas. Quelqu’un, quelques-uns, ont « payé ».

Selon Malabou, ce « cyber-capitalisme » serait cautionné par un « cyber-anarchisme », pirates et hackers y compris. Le tout constituerait un supposé « anarcho-capitalisme ». Cette méthode de confusion, outre qu’elle analyse mal le capitalisme, ressemble finalement à celle des agents bolcheviques qui visaient à se débarrasser des « anarcho-syndicalistes ».

Comme chez un grand nombre d’intellectuels de gauche, et même de militants parfois libertaires, joue en outre chez la philosophe un effet de mode par rapport à ce qui vient d’Amérique. Tandis que la French theory, dont elle est d’ailleurs une spécialiste, a fasciné les intellectuels américains, notamment ceux qui, en multipliant les confusions, ont glosé sur le « post-anarchisme » brillamment critiqué par Vivien Garcia, les approches nord-américaines s’exportent à rebours [note] . Elles pénètrent les milieux académiques français et certains espaces militants sans véritable esprit critique (post-anarchisme, communautarisme exacerbé, société conçue comme addition de minorités, transectionnalité, horizontalité, écologie profonde…) [note] .

Elles permettent en partie de se démarquer de la droitisation post-fasciste mariniste et post-nazie zemmourienne qui sévit actuellement en France, mais cela n’est pas suffisant. Car l’une des grandes forces des capitalistes qui bossent aussi bien à la City londonienne qu’à la Silicon Valley californienne, et de plus en plus par télé-travail (merci la Toile, merci le Covid), consiste à absorber tout ce qui ne contrevient pas leur recherche du profit, et à étouffer, ou récupérer, le plus possible les tendances contraires. Quelques geeks désespérés, quelques militants désemparés, vont-ils alors se qualifier d’anarcho-capitalistes par ironie et pour faciliter la confusion ?

Philippe Pelletier
1er février 2022.
PAR : Philppe Pelletier
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