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par Jean-Pierre Tertrais le 24 janvier 2022

Du capitalisme triomphant au parasitisme tourmenté

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Article extrait du Monde libertaire n° 1834 de décembre 2021



À consulter la presse officielle, on pourrait penser qu’une euphorie contagieuse s’est emparée des classes dirigeantes, qu’une utopie lumineuse les guide dans leur quête d’idéal : assurer la transition écologique, décarboner l’économie, surfer sur les énergies vertes, généraliser la haute qualité environnementale, rénover les pistes cyclables, végétaliser les façades, promouvoir la voiture électrique, exercer une bonne gouvernance, peaufiner le monde d’après... Bref, une maîtrise absolue.

La réalité est moins glorieuse : les problèmes apparaissent plus vite qu’ils ne sont résolus, les clignotants passent au rouge. Tétanisés par la perspective d’un avenir qu’ils pressentent difficile, les dirigeants s’acharnent surtout à tenter de sauver ce qu’ils peuvent, à se maintenir à la surface d’un océan de plus en plus tumultueux. Quand on en est réduit à lutter contre le gaspillage alimentaire... dans un système précisément fondé sur le gaspillage des ressources, la scène devient pitoyable. Ou ils relancent l’économie, et la planète se dégrade davantage, ou ils tentent de la « préserver », et l’économie s’effondre. Un dilemme on ne peut plus cruel. Une fuite en avant qui ne saurait durer très longtemps. Un point de basculement où le système non seulement s’empêtre dans ses propres contradictions, mais se heurte aux limites externes, celles de la biosphère.




Des menaces diffuses et multiples répandent l’inquiétude et même le blues jusque dans les salons douillets de la bourgeoisie : peur de la question écologique et des bouleversements qu’elle va susciter, évidence de l’essoufflement d’un modèle moribond, inégalités de plus en plus criantes, âpreté des luttes à venir, désarroi des jeunes potentiellement subversif, perte de confiance dans ses propres capacités à faire face, poursuites en justice, tensions géopolitiques, cyberattaques... Parce que le système qu’ils défendent sape les bases sur lesquelles il repose, de plus en plus de dirigeants perdent de leur sérénité. Une ambiance plus morose qu’on ne croit qui pourrait un jour virer à la panique. Ce qui n’empêche ni une arrogance de façade ni une agressivité débridée. Au contraire.
Il serait facile de le démontrer en examinant plusieurs domaines. L’agriculture est sans doute le plus significatif. La panique des dirigeants les conduit à poursuivre deux voies, qui peuvent sembler contradictoires, mais qui ne le sont pas. D’une part, casser ce qui subsiste d’agriculture paysanne ; d’autre part, récupérer les expériences menées dans le respect des écosystèmes et des sols.




Ceux qui ne possèdent que quelques hectares, qui connaissent la fatigue et l’angoisse, mais ni les dimanches ni les congés, ceux qui sont en permanence à la merci d’un problème sanitaire, d’un aléa climatique ou d’un accident. Ceux-là ne représentent pas une menace directe pour les requins de l’agro-business. Et cependant, dans le contexte d’un désir croissant de quitter les espaces métropolitains, de la multiplication d’initiatives micro-collectives et de manières alternatives d’habiter, d’un engouement nouveau pour le travail de la terre et la ruralité, le risque de contagion est jugé suffisamment important.

Mise aux normes, mise au pas
C’est sur eux que s’acharnent l’administration, les multinationales et le système bancaire. Pratique millénaire depuis l’apparition de l’agriculture, la conservation et la réutilisation des semences paysannes devient une activité criminelle et subit des attaques incessantes. Il faut un combat permanent pour que des recettes naturelles, à l’image du purin d’ortie, ne soient pas soumises à une autorisation de mise sur le marché au même titre que les pesticides. Conçues pour les grosses exploitations et souvent inapplicables dans les petits élevages, de multiples normes en évolution constante exigent des investissements trop lourds, écrasent les plus vulnérables sous la logique industrielle. Avec des sanctions auxquelles échappent les prédateurs de primes européennes.

Parallèlement, l’alliance mafieuse entre le pouvoir politique et la FNSEA s’acharne à diaboliser et disqualifier les opposants à l’actuel système agricole intensif en les accusant d’agribashing. Avec des menaces juridiques lourdes visant les associations ou les journalistes d’investigation. Une cellule de renseignement officiellement dédiée au « suivi des atteintes au monde agricole » (Demeter) a été créée, animée conjointement par la gendarmerie nationale et des organismes privés.

La récupération : stratégie de puissance ou aveu de faiblesse ?
Et dans le même temps où il s’acharne sur ceux qui travaillent dans le respect du vivant, le pouvoir récupère les théories qui le prônent, notamment la souveraineté alimentaire et l’agro-écologie. Étonnant ?

Comme le rappelle S. Perez-Vitoria (Nature et Progrès avril-mai 2021) : la souveraineté alimentaire est définie par Via Campesina, mouvement paysan international, comme « le droit des peuples à une alimentation saine, dans le respect des cultures, produite à l’aide de méthodes durables et respectueuses de l’environnement, ainsi que leur droit à définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles ». Elle s’appuie sur la production d’aliments, les cultures vivrières, les systèmes locaux, la préservation des savoirs et savoir-faire paysans, le travail avec la nature.

Face au désastre engendré par le complexe agro-industriel mondialisé et sa fureur prédatrice sur les ressources finies de la planète, le pouvoir politique et, en France, la FNSEA, tentent de se réapproprier cette notion. Mais évidemment dans un sens fort différent, et même opposé. Il s’agit, pour les pays industrialisés, de renforcer leur compétitivité internationale (recherche et innovation, réduction des importations, augmentation de la production et des exportations). En feignant de ne pas voir que la volonté d’exporter vers les pays pauvres (ou plutôt appauvris) les prive de cette souveraineté !

Le concept d’agro-écologie, lui, s’est surtout développé en Amérique du Sud, grâce au travail réalisé par des scientifiques et des militants ; l’enjeu étant de démontrer la pertinence et l’ingéniosité des « agro-écosystèmes » traditionnels face à la domination technique et industrielle du Nord. L’agro-écologie s’appuie sur une approche globale, systémique, sur des pratiques fondées sur la connaissance fine des différents milieux. Elle prend en compte les conditions économiques, sociales, culturelles et politiques, et prône une gestion collective des biens communs (semences, biodiversité, terre, eau et savoirs). Elle vise à maximiser la productivité de l’agro-écosystème dans son ensemble, et non les rendements de quelques cultures à vocation commerciale. Si elle favorise la biodiversité et maintient les sols vivants, elle contribue aussi à renforcer l’autonomie des paysans, réduit les coûts liés à l’achat des intrants, fournit une nourriture saine dans un environnement non pollué.

Devant l’échec flagrant de l’agriculture capitaliste, l’agro-écologie est devenue un thème omniprésent dans les débats. Loin de la volonté de constituer une alternative à la logique agro-industrielle, les acteurs institutionnels s’approprient cette notion. Le capitalisme étant rigoureusement incompatible avec cette approche, il ne peut s’agir que d’en récupérer certains éléments pour verdir l’image d’un système aux abois, et donc acculé à ne proposer que de fausses solutions, à restreindre la question à quelques pratiques agricoles, dans la plus grande incohérence.

Pour verrouiller plus sûrement le système, un outil s’avérait indispensable, la nouvelle PAC. S’inscrivant dans le logique « ultralibérale » et faisant le pari d’une agriculture 2.0, elle passe, selon B. Biteau, à côté des enjeux de la décennie. Elle continuera à encourager l’agrandissement des exploitations, à multiplier les élevages concentrationnaires, à ruiner les petits paysans, à nier le travail des femmes et à ignorer les contraintes écologiques... Jusqu’à ce que la corde lâche.

Quelle société voulons-nous construire ?
Osons regarder la réalité en face. Pour avoir considéré la planète comme un terrain de jeu, pour avoir voulu dominer le vivant – et finalement l’avoir partiellement détruit, pour avoir créé des situations parfois irréversibles, pour avoir pratiqué le déni collectif – même à responsabilité variable, le scénario le plus probable aujourd’hui est l’effondrement civilisationnel. Un sursaut massif des populations ne l’empêchera pas de se produire, mais augmentera les chances d’un futur désirable. Il devra s’orienter selon deux axes : l’utilité sociale du travail et la soutenabilité écologique des productions. Donc hors capitalisme.

On peut raisonnablement estimer que la moitié des tâches aujourd’hui remplies peuvent être qualifiées de dangereuses ou inutiles, seulement propices à la reproduction du système. Compte tenu des « externalités » négatives qu’il génère, le modèle existant n’a qu’une très faible espérance de vie. Pour avoir surexploité, surproduit, surconsommé... il va falloir décroître, désurbaniser, décomplexifier... Les périodes révolutionnaires ont très souvent permis de se recentrer sur l’essentiel : l’alimentation, la santé, l’éducation. L’avenir réside dans l’édification d’une société paysanne. Construire un mode de vie autonome basé sur l’agriculture, la solidarité, une organisation collective égalitaire, de petites unités de production agro-alimentaires, un potentiel d’innovation et de créativité, c’est précisément ce qui guide les zapatistes. Une camarade du groupe Gaston Couté s’interroge à juste titre, dans le ML d’octobre : « Comment se fait-il qu’aujourd’hui la paysannerie ne soit pas un sujet majeur de réflexion au sein de la Fédération anarchiste ? » La fascination par le mythe du progrès et le clinquant de la société industrielle pourraient-ils en être la cause ?

Jean-Pierre Tertrais - Novembre 2021
PAR : Jean-Pierre Tertrais
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