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par Boris Engelson pour Pramen le 22 janvier 2022

Interview d’une anarchiste du Kazakhstan

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Espérons que le peuple aura une nouvelle chance de débarrasser le pays de la dictature.





12.01.2022
Nous nous sommes entretenus avec une camarade et féministe anarchiste du Kazakhstan afin de mieux comprendre ce qui se passait et comment les militant.e.s sur place voyaient la situation. Quelle est la nature sociale du soulèvement, quelles sont ses revendications et ses formes d’action, qui mène la lutte armée, et quelles conséquences ces événements auront-ils dans la région.

Tu es sur le terrain sur le terrain, dis-nous ce qui s’est passé et ce qui est en train de se passer dans le pays ?
Tout a commencé par les revendications économiques des travailleurs de l’Ouest du Kazakhstan, où le prix du gaz a fortement augmenté. Puis les revendications sont devenues politiques : démission du gouvernement et du président, élection des akims (maires) et une république parlementaire. Certaines demandes ont abouti, mais pas immédiatement, et dans l’intervalle, la vague de protestation a gagné toutes les villes du Kazakhstan.
Comme dans les régions, et surtout à Zhanaozen on se souvient de la fusillade de 2011, les assemblées ont eu un caractère très pacifique. Les gens se sont rassemblés sur les places de leurs villes et appelé à un dialogue avec les akims, puis avec les ministres et le président. Les rassemblements spontanés se sont auto-organisés, ont monté des yourtes sur les places, organisé des repas chauds et même organisé un subbotnik [note] car ils avaient peur d’être diabolisés par les médias.

Dans l’ouest du Kazakhstan, pendant trois jours, les gens ont essayé de négocier pacifiquement, mais les akims avaient peur de se montrer à la population. Puis les autorités ont commencé à disperser le rassemblement par la force. La manifestation a donc fini par des affrontements avec la police. Il est difficile de manifester pacifiquement quand on est gazé et qu’on vous lance des grenades assourdissantes.
Reste à comprendre comment la manifestation a pu devenir si organisée et militarisée. Après une nuit de pogroms et l’étrange disparition de la police des rues d’Almaty en présence de groupes armés, nous sommes nombreux à nous demander si la manifestation n’aurait pas été instrumentalisée pour rebattre les cartes des ressources et du pouvoir entre détenteurs de la quasi-totalité du capital de ce pays. Qui étaient les membres de ces groupes armés qui se sont constitués après coup, dans quel mesure la foule ne contenait-elle que des manifestant.e.s, pourquoi sont-ils partis, est-ce que quelqu’un les commandait, tout cela demeure inconnu. La rhétorique de la propagande d’État n’étant pas la nôtre, nous ne les traitons pas de terroristes. En même temps, je le pense qu’au Kazakhstan, il est impossible d de former secrètement un mouvement de guérilla armé et parfaitement coordonné dans toutes les villes.
Lorsque les attaques contre les bâtiments administratifs et les postes de police se sont poursuivies dans différentes villes du Sud du Kazakhstan, à l’Ouest, la contestation a semblé garder la même forme, puis a tout simplement pris fin. Les revendications économiques des travailleurs.ses y ont été satisfaites, celles de nature politiques en partie : il y a eu un remaniement ministériel, mais Tokaïev n’a pas quitté la présidence.

Le black-out des communications, l’état d’urgence, le couvre-feu et le niveau d’alerte rouge pour menace terroriste ont complètement laissé libre cours au système répressif, il y a déjà huit mille détenu.e.s dont on ignore tout. Le nombre de victimes se compte probablement en milliers. Les gens ont d’abord été blessés lors d’affrontements avec la police. Puis dans les affrontements entre manifestant.e.s et les groupes armés, et enfin quand l’armée du Kazakhstan a tiré sur des civils. A ce jour, es dirigeants syndicaux ont disparu, des journalistes et des blogueurs qui diffusaient des émissions ont été arrêtés pour leur participation aux manifestations, des dirigeants politiques de partis non étatiques ont été arrêtés. Et nous ne voyons que la pointe de l’iceberg.
Tout le monde en dehors du Kazakhstan essaie d’analyser ce qui se passe et c’est difficile sans connaître le contexte. Et ceux qui sont maintenant à l’intérieur du pays ne peuvent pas le faire à cause du manque d’informations. Beaucoup d’entre nous n’ont aucun espoir de découvrir ce qui s’est réellement passé dans un avenir proche.

Quels groupes sociaux sont impliqués dans le soulèvement ?

Au début ce sont les ouvrier.e.s et habitant.e.s des petites villes de l’ouest du Kazakhstan dépendant des usines pour vivre qui sont descendu.e.s dans la rue. Ils ont été soutenus par la population car la contestation portait sur l’augmentation du prix du gaz, dont tout dépend dans ces régions - chauffage, eau chaude, voitures.
Les gens sont descendus en masse dans la rue dans d’autres villes, se sentant proches des revendications très claires de la manifestation et la solidarité avec les autres régions est importante.
Cette situation est différente des mouvements contestataires précédents, si l’on en juge par Almaty. Pendant trois années de suite, des jeunes, des "hipsters" comme on nous appelait, et des représentant.e.s de mouvements politiques sont venu.e.s participer à des rassemblements pacifiques dans le centre-ville.
Maintenant, même sur le plan territorial, le premier foyer de protestation du 4 janvier au soir à Almaty ne s’est pas formé dans le centre de la ville, mais sur la large autoroute qui sépare la partie haute et la partie basse de la ville. Ce qui montre clairement quelles couches de la population y ont pris part : les personnes qui vivent dans les banlieues et assurent par leur travail la vie de toute la ville. Ce sont les jeunes kazakhophones, la classe ouvrière.
Ils sont déjà venus à des rassemblements auparavant, mais pas en si grand nombre. La dernière fois, c’était lors de l’élection présidentielle de 2019, où ils ont été sévèrement battus dans les rues et où plus de 4 000 personnes ont été arrêtées.

On pourrait donc dire que c’est en quelque sorte un soulèvement des classes laborieuses opprimées pour plus de justice sociale ?
Il y a débat sur le sujet en ce moment mais pour ma part je n’aime pas le romantisme de la contestation chez certains gauchistes et l’éloge des émeutiers qui se sont servis dans les magasins détruits ou qui brûlaient des voitures, et pas seulement des voitures de police. Il est clair qu’il n’y a pas de culture de la contestation au Kazakhstan. La répression brutale de la manifestation des Kazakhstanais soviétiques en 1986 à Almaty et les tirs sur la foule à Zhanaozen en 2011 - qui n’ont fait ni l’une ni l’autre l’objet d’une enquête et les responsables des massacres n’ont pas été punis. Ce n’est pas le souhait politique de la classe sociale la moins aisée de renverser les riches et de se venger de la police, c’est plutôt la manipulation des pauvres comme chair à canon par les très "riches" dans leur jeu de trônes qui explique l’expropriation d’argent, d’équipement et la descente en ville pour brûler quelques voitures de police. Ou peut-être aussi qu’un grand nombre de personnes sont spontanément descendues dans la rue, espérant une nouvelle occasion d’influencer l’avenir de leur pays. Lorsque le mouvement a pris de l’ampleur, et que différents groupes sociaux se sont unis, il a été brutalement écrasé. en coupant les communications, en divisant les groupes et en envoyant des troupes. Alors maintenant, ils cherchent frénétiquement une image de l’ennemi parmi les couches kazakhophones de la population défavorisée, les radicaux islamistes et les terroristes. Autrement dit, on tente de diaboliser les groupes actifs de manifestant.e.s qui se sont emparés des bâtiments.
Je ne peux juger que par mon expérience personnelle et celle de mes camarades qui étaient dans la rue pour participer à une manifestation pacifique le 6 janvier contre l’entrée des troupes de l’OTSC, faisaient du bénévolat, aidaient les blessés lorsqu’on leur a tirés dessus. Je vous conseille de lire aussi les récits des témoins oculaires qui sont publiés.

Comment les gens se coordonnaient-ils et formulaient-ils leurs revendications ?

Dans l’ouest du Kazakhstan, les personnes coordinatrices élues par les travailleurs et travailleuses lisaient leurs revendications au mégaphone sur les places. Dans les autres villes, la situation était la même. Lorsque la contestation s’est armée et que l’occupation des bâtiments a commencé, plus aucune revendication n’a été exprimée.
La coordination s’est d’abord établie via les mouvements syndicaux de l’ouest du Kazakhstan, à Almaty et dans d’autres villes, des Chats sur Telegram et Whatsapp, se sont mis en place spontanément, car presque personne ne comprenait ce qui se passait, mais voulait sortir dans la rue présenter ses revendications, pour la plupart économiques.
Lorsque, dans la nuit du 5 janvier, l’Internet et le service de téléphonie mobiles ont été complètement coupés selon le cas, ainsi la plupart des manifestant.e.s armé.e.s ont pu se coordonner et poster des vidéos de la scène tandis que des personnes dans la rue et les journalistes étaient complètement hors de contact. Il est difficile d’évaluer ces informations maintenant, car tout le monde n’a pas encore un accès complet à Internet, les vidéos et les photos des scènes des incidents n’apparaissent que dans le domaine public. Par exemple, pour l’instant, on ne dispose que de récits de manifestants de la place du quartier général de coordination, des groupes de volontaires ont été créés et des revendications à adresser aux autorités de la ville et aux dirigeants du pays ont été recueillies et rédigées. Il n’a pas été possible de les communiquer publiquement avant l’arrivée des militaires.

Comment les anarchistes ont-ils participé aux événements ?
Nous n’avons pas de mouvement anarchiste constitué, mais tous les militants anarchistes et les personnes de gauche étaient dans la rue.
Nous avons constaté une très forte auto-organisation, tant au début de la manifestation, lorsque les gens se rassemblaient, que maintenant, alors que nous essayons tous de faire face aux conséquences des massacres, des tirs et des meurtres dans la rue.
Selon les informations fournies par les militant.e.s, les coursiers de divers services de livraison étaient visibles dans les rues, participant activement aux manifestations dans leurs propres véhicules, transportant les blessés et apportant leur aide. Ils disposent de leur propre syndicat depuis 2021.

À votre avis, où va le mouvement ?
Au début, nous avions beaucoup d’espoir pour un avenir meilleur au Kazakhstan, mais ensuite la contestation a pris un autre tour, et la Russie et d’autres États ont introduit des troupes. Le discours de l’État change constamment à la recherche d’un ennemi. Hier, c’était soi-disant des chômeurs corrompus du Kirghizstan, aujourd’hui ce sont des radicaux d’Afghanistan. Nous espérons tous que demain, les militant.e.s qui ont proposé des réformes politiques au Kazakhstan au cours des trois dernières années et qui ont participé aux rassemblements ne seront pas désignés comme l’ennemi.
Pour l’instant, mes camarades et moi-même voyons des perspectives sombres. Nous ne comprenons pas ce qui s’est finalement passé. Je ne vais pas parler des versions des informations en cours mais toutes concernent une lutte pour le pouvoir entre le clan Nazarbayev et des rivaux. Par exemple, la version selon laquelle Tokaïev, avec l’aide de l’armée russe, est en train de se faire une place au soleil. A supposer que c’est vrai, il est effrayant que des dizaines de milliers de personnes aient été impliquées dans leur jeu et que les tentatives positives et les bonnes intentions de changer les conditions sociales et politiques au Kazakhstan pour le bien de tou.te.s aient été instrumentalisées pour se partager les ressources du pays d’une nouvelle manière.
Maintenant les conséquences de la manifestation seront présentées comme un avertissement adressé à ceux et celles qui voulaient des lois de légalisation des rassemblements pacifiques et parler de la nécessité de réformes politiques. Et comme la démonstration que le peuple n’est pas prêt à participer à la vie politique du pays. Sans compter qu’il reste à voir comment l’ingérence des troupes russes nous affectera.
Maintenant, il est très important que le janvier sanglant au Kazakhstan ne devienne pas juste une belle image révolutionnaire et qu’à l’inverse on ne s’en souvienne pas comme un acte terroriste, une attaque de l’extérieur, comme le disent les sources gouvernementales de différents pays, notamment du Kazakhstan.
Il ne s’est pas encore écoulé suffisamment de temps pour que nous puissions réfléchir à tous ces événements, recueillir les informations nécessaires, tirer les leçons et enquêter. J’espère que nous aurons l’occasion de le faire. Tout comme nous espérons que le peuple aura nouvellement une chance de débarrasser le pays du pouvoir des dictateurs.
Il n’y a jamais eu de manifestations de cette ampleur au Kazakhstan, et après celles-ci, j’espère que nous serons encore plus solidaires dans tout le pays, et que la culture de la contestation pourra se développer davantage. Je pense que la conscience de chacun change lorsqu’on descend pour la première fois dans la rue avec ses camarades pour essayer de changer les choses, et qu’on réalise vraiment qu’on peut changer le cours des choses. Nous n’avons jamais eu l’occasion de vivre cela auparavant, et j’espère que ce nouveau sentiment ne sera pas oublié sous le poids de l’ancienne répression, des séquelles des défaites et du traumatisme populaire suite à l’utilisation brutale des armes contre nous dans notre pays.

Pour la traduction, Monica Jornet du groupe Gaston Couté de la FA

PAR : Boris Engelson pour Pramen
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