Repentance : l'Église va à  Canossa

mis en ligne le 18 septembre 2005

Au Moyen Âge la papauté et l'empire germanique rivalisaient pour le contrôle de l'Europe. Un des épisodes de cette rivalité opposa l'empereur d'Allemagne Henry IV au pape Grégoire VII. En position de faiblesse l'empereur fut obligé en 1077 de se rendre au château de Canossa en Toscane pour implorer le pardon du pape. Bien qu'il ait ensuite repris l'avantage, l'humiliation de l'empereur allant à Canossa est restée célèbre.

Aujourd'hui ce sont des évêques qui ont parcouru ce douloureux chemin symbolique. C'est la «déclaration de repentance» lue par l'évêque de Saint-Denis, Olivier de Bérranger au Mémorial de Drancy le 30 septembre 1997. À la lecture, il apparaît que les évêques ont serré d'assez près la vérité historique tout en expliquant et en nuançant la position de leurs prédécesseurs : «un loyalisme et une docilité allant bien au-delà de l'obéissance traditionnelle au pouvoir établi» ; «le rôle, sinon direct, du moins indirect, joué par les lieux communs antijuifs coupablement entretenus dans le peuple chrétien» ; «la hiérarchie considérant comme son premier devoir de protéger ses fidèles» ; «ce silence fut une faute» ; «nous implorons le pardon de Dieu et demandons au peuple juif d'entendre cette parole de repentance».

Cette déclaration a été diversement reçue, de Jean-Marie Le Pen mécontent (on s'en doutait) à l'historien Arno Mayer qui aurait souhaité lui ajouter une pénitence (un jeûne de 24 ou 48 heures). Ces évêques en ont-ils trop fait, ou pas assez ? La plupart de ces jugements de valeur, si opposés soient-ils, restent dans la même logique générale que la déclaration ; celle d'une culpabilité collective et quasi-héréditaire. Cette notion est profondément réactionnaire. Il faut refuser d'entrer dans cette logique.

Une culpabilité collective ou héréditaire ?

Notre critique est radicale. Elle vise la notion même de «repentance». La responsabilité ne peut être que personnelle. Chaque individu est responsable de ses actes, et seulement de ses actes. «L'Église en France» et le «peuple chrétien», cela signifie tous les baptisés. Une partie de nos lecteurs se trouvent incidemment parmi ces baptisés, même s'ils n'ont que faire de ce baptême. Sont-ils coupables ? Ou seulement ceux nés en 1940 ? Et ceux des siècles précédents ? Cette conception inadmissible est très répandue. C'était celle de Jacques Chirac parlant en 1995 de la «faute collective» de la «France patrie des Lumières» qui «accomplissait l'irréparable». Tous les citoyens en tenue «demandent pardon». Sans être pris de passion pour cette profession, est-ce à dire que chaque policier endosse cette culpabilité le jour où il endosse l'uniforme ? C'est une des ambiguïtés du procès de Maurice Papon. Cette conception a trouvé son point extrême avec le livre de David Goldhagen Les Bourreaux volontaires de Hitler (Seuil).

Cette conception de la culpabilité a une origine religieuse. Il s'agit du fameux «péché originel». Dans l'Ancien Testament, la malédiction qui punit Adam et Eve de leur désobéissance s'applique à tous les êtres humains à naître. Cette légende absurde a fait des ravages inouïs. L'historien Jean Delumeau (qui s'est pourtant félicité de la déclaration) a montré dans ses livres comment cette notion, associée à l'interdit sexuel, a empoisonné la vie de millions de personnes. De là vient cet insupportable masochisme chrétien qui se complaît dans la confession, la contrition, la pénitence. Cette psychologie collective explique la forme de la déclaration. Mais elle ne se comprend vraiment que par rapport à un vieux conflit religieux et à un conflit politique plus récent. Voici comment ces deux conflits apparaissent à un observateur extérieur.

Un conflit religieux

Rappelons le début de cette histoire pour ceux qui n'ont pas été suffisamment assidus au catéchisme. Selon les Évangiles, Jésus est un «rabbi» comme il y en avait tant, faiseur de miracles et prêcheur de repentance. Seule différence, Jésus aurait déclaré être l'incarnation de Dieu. D'où le conflit avec les autorités religieuses organisées dans le «sanhédrin». Arrêté et jugé par ce sanhédrin, Jésus est ensuite conduit devant le procurateur romain Ponce Pilate. En bon politique, celui-ci refuse d'entrer dans un conflit religieux interne aux populations locales. Il le signifie avec un geste symbolique public (il se lave les mains) et déclare «Je suis innocent de ce sang. C'est votre affaire !». Toujours selon les Évangiles «Tout le peuple répondit ; nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants». C'est cette culpabilité collective et héréditaire qui fonde la notion de «peuple déicide» (meurtrier de Dieu).

De là date l'hostilité chrétienne. Un seul exemple : celui de Luther qui a échoué à convertir les juifs à sa version du christianisme. Il écrit en 1543 un pamphlet virulent Contre les juifs et leurs mensonges. Il est juste de noter que cet antijudaïsme chrétien n'est pas racial. Il vise la conversion. Une fois celle-ci opérée, le nouveau baptisé doit être accepté. Le plus féroce des inquisiteurs, Torquemada, était d'origine juive. Le racisme biologique, né au XIXe siècle, ne l'aurait pas toléré. Il est vrai aussi qu'il existait un antisémitisme populaire ou politique qui utilisait des termes religieux, mais il n'était pas cohérent avec la doctrine chrétienne.

Le pape Pie XI déclare en 1938 «Spirituellement nous sommes des sémites». La revendication de cet héritage spirituel implique un «accomplissement» de l'«ancienne alliance» entre Dieu et le «peuple élu». C'est une «nouvelle alliance». Tous les êtres humains, y compris les juifs, sont appelés à constituer le «peuple de Dieu». Les deux points autour desquels le conflit se noue sont donc le texte évangélique et l'appel à la conversion.

Cela apparaît clairement à New York en 1993 avec la polémique sur le spectacle de Robert Hossein «Jésus était son nom». Cela apparaît de façon feutrée avec la controverse de spécialistes dans la série «Corpus Christi» diffusée par Arte cette année. Cela apparaît en filigrane au cours du long feuilleton du carmel d'Auschwitz. Les documents officiels (1948-1978) Les Églises devant le judaïsme (éd. Cerf) révèlent sur ces deux points une division au sein de toutes les Églises chrétiennes.

De manière générale, le texte évangélique tend à être nié et le prosélytisme tend à disparaître. La plupart des thèses de l'historien Jules Isaac sont officiellement adoptées, malgré de fortes réticences publiques ou privées. La doctrine chrétienne traditionnelle n'est soutenue que dans des textes à diffusion réduite tel celui de Malachi Martin. L'ensemble des Églises semble s'orienter vers un mea culpa général se traduisant par l'abandon de leurs thèses sur ces deux points. En langage ecclésiastique cela donne, dans la déclaration des évêques d'Allemagne à Wurzburg en 1995 : «L'Église respecte la spécificité du judaïsme».

Un conflit politique

Le 30 septembre «les évêques de France ont seulement voulu s'adresser aux responsables de la communauté juive organisée». C'est Henri Hajdenberg, président du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) qui le signale dès le début de sa propre déclaration. Or les organisations fédérées par le CRIF ne rassemblent que le quart des quelques 600 000 à 700 000 juifs de France. Il y a donc là aussi un problème de représentativité. Au sein même du monde associatif, la situation du CRIF est particulière. Le consistoire central (instance administrative religieuse) s'en était retiré plusieurs années avant de le réintégrer en 1995. Les mouvements religieux orthodoxes ou Loubavitch restent à l'extérieur. En fait c'est le FSJU (Fond social juif unifié) qui détient l'hégémonie aujourd'hui. Il se caractérise par un fort attachement à l'État d'Israël. On aborde là le deuxième conflit entre juifs et chrétiens, le conflit politique.

On sait que le sionisme a été fondé par Théodore Herzl, auteur de Der Jundenstaat (L'État juif) et organisateur du premier congrès sioniste à Bâle en 1897. La colonisation de la Palestine aboutit à la création de l'État d'Israël en 1948. Selon Maxime Rodinson «l'hégémonie presque absolue de la vision israélienne des choses sur l'opinion occidentale» explique que l'espoir d'une «Palestine démocratique et laïque», dans laquelle chaque citoyen ne serait pas défini par son ethnie et sa religion, s'éteigne peu à peu.

L'Église catholique avait également un projet, différent de la réalisation sioniste et de l'espoir palestinien. Elle visait principalement à faire reconnaître un statut d'autonomie internationale à Jérusalem. André Chouraqui a décrit sa vision du conflit. Il porte sur la reconnaissance de l'État d'Israël par le Vatican, et même de Jérusalem comme sa «capitale éternelle». Ce conflit politique a un arrière-plan religieux. M. Rodinson décrit le sionisme comme un «nationalisme séculier». Cela signifie qu'il transporte dans le domaine politique des idées religieuses : «terre promise», définition du «juif» selon les critères rabbiniques... La contestation interne des religieux orthodoxes est purement théologique. Pour eux, le «retour à Sion» devait suivre la venue du messie et non la précéder. Dans le conflit politique aussi, on constate un déclin des thèses chrétiennes. La plupart des États protestants ont reconnu et soutiennent activement Israël. L'Église catholique a fait un pas vers la reconnaissance sans accepter le statut de capitale pour Jérusalem.

Pour qui observe de l'extérieur ces deux conflits, religieux et politique, entre juifs et chrétiens, il apparaît que les seconds vont de défaite en défaite. Ce rapport de force est bien illustré par la réflexion de La Rochefoucault «Notre repentir n'est pas tant un regret du mal que nous avons fait qu'une crainte de celui qui peut nous arriver». Juifs et chrétiens se dirigent-ils vers un Grand Pardon étendu à l'humanité entière comme le souhaite André Chouraqui ? Quelle serait alors la position de ceux qui refusent ces deux religions ?

Lucifer