Les dictateurs passent, l’exploitation demeure

mis en ligne le 20 mars 2014
1735SyndicalismeTunisienEn Tunisie, sous le règne de Ben Ali, tout allait pour le mieux pour les entreprises françaises implantées là-bas. Travailleurs surexploités, syndicats sous contrôle ou aux ordres, presse muselée…, le bonheur pour les patrons. Et puis il y a un peu plus de trois ans, ce qu’on a appelé le « Printemps arabe » est passé par là : anciens dirigeants dégagés, changements dans les structures politiques (dans une certaine mesure), presse cessant d’être aux ordres (mais subissant des attaques des secteurs religieux), syndicalisme renaissant, parole libérée notamment pour les femmes. Beaucoup de bouleversements donc, mais une constante : le capitalisme perdure et donc l’exploitation des travailleurs.
À noter que dans nombre d’entreprises françaises délocalisées en Tunisie, les travailleurs sont le plus souvent des travailleuses. Et pour elles, certaines choses sont loin d’avoir changé, comme les bas salaires qui leur sont dévolus et le harcèlement (moral quand ce n’est pas sexuel) qu’elles subissent toujours. Ce qui ne les empêche pas de relever la tête, comme l’a dit Sonia Jebali, une militante syndicaliste de l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) ; dans la foulée du soulèvement populaire de la fin 2010, on les a vu se réorganiser sur leurs lieux de travail par exemple, chez Latelec, multinationale française spécialisée dans le câblage aéronautique, sous-traitant pour le compte d’Airbus (EADS), Dassaut, etc. Latelec est la continuation de la prestigieuse compagnie de construction aéronautique Latécoère qui fournissait à l’aérospatiale les hydravions pilotés entre autres par Jean Mermoz et Antoine de Saint-Exupéry. Mais foin du passé. Aujourd’hui Latelec exploite surtout des femmes sur son site tunisien (90 % du personnel du site de Fouchana est féminin).
En janvier 2011, dix ouvrières créent une section syndicale de l’UGTT. Un an plus tard, elles sont 420 adhérentes (sur 450 salariés). Les motifs de conflits ne manquent pas : salaires dérisoires (encore plus que pour les hommes), non-respect du nombre de jours de congé fixés par les conventions légales, heures supplémentaires non payées, etc. Débrayages, manifestations, grèves, le mouvement va s’intensifier, et la direction va employer les grands moyens pour le briser : intimidation, insultes, remarques sexistes, mises au placard et mises à pied, tentative de corruption, lock-out, tabassages et menaces de mort, tout l’arsenal répressif a été utilisé. Mais rien n’y a fait. C’est alors que Latelec a trouvé la parade : la délocalisation inversée.
Septembre 2012, l’activité du site de Fouchana est « relocalisée partiellement et provisoirement » à Toulouse. Conséquence : effectif réduit de moitié. Mars 2013, licenciement des dix meneuses du syndicat. Licenciements déclarés illégaux par l’Inspection du travail (qui toutefois n’a qu’un rôle consultatif). La division Nord-Sud va parfaitement fonctionner, les travailleurs français étant contents de ce rapatriement d’activité vers Toulouse. Satisfaction de courte durée : fin 2013, retour de l’activité vers le site de Fouchana, désormais sans présence syndicale. 2014, la lutte reprend pour la réintégration des licenciées et pour la reconnaissance des droits syndicaux. L’UGTT avait appelé à la grève générale pour le 5 mars dans toutes les entreprises privées et publiques de la banlieue de Tunis. Devant cette menace, des négociations ont eu lieu et ont abouti à la réintégration de six des dix militantes syndicalistes. Le combat continue pour les quatre autres.
Autre multinationale française, Leman Industrie (découpage de métaux et injection thermoplastique) : mêmes problèmes, mêmes revendications de la part des salariées, même répression de la part de la direction. Vingt-trois licenciements, puis lutte et négociations débouchant sur dix-huit réintégrations. Là aussi, avec le soutien international de syndicalistes et féministes, le combat continue pour les cinq dernières licenciées.
Comme beaucoup d’autres sociétés françaises, Leman Industrie a opté pour la délocalisation et ses avantages : salaires dérisoires, non-reconnaissance des droits syndicaux, conditions de travail non assujetties à un code du travail, etc. L’implantation de ses sites est parlante : si son siège social se trouve en France (Marignier, Haute-Savoie), sa production, elle, est basée en Tunisie (Fouchana-Ben Arous), en Roumanie (Timisoara-Timis) et en Chine (Changzhou-Jiansu).
Ainsi donc quand en France les patrons ne parviennent pas à arracher assez vite les pages du Code du travail, ils s’installent sous d’autres cieux où ce Code n’existe pas. Malgré tout, où que ce soit, comme dans ce cas en Tunisie, il se trouve toujours une Sonia Jebali pour leur résister et affirmer avec détermination : « Quand on travaille en baissant la tête ils sont contents ; quand on la relève, ils dégagent. »

Guy Ernest Bernet-Rollande
Groupe Barricadiers de la rue Gay-Lussac