Et des anarchistes partirent en guerre…

mis en ligne le 13 février 2014
Le Manifeste des Seize
« De divers côtés, des voix s’élèvent, pour demander la paix immédiate. “Assez de sang versé, assez de destruction”, dit-on, “il est temps d’en finir d’une façon ou d’une autre”. Plus que personne, et depuis bien longtemps, nous avons été, dans nos journaux, contre toute guerre d’agression entre les peuples et contre le militarisme, de quelque casque impérial ou républicain qu’il s’affuble. Aussi serions-nous enchantés de voir les conditions de paix discutées – si cela se pouvait – par les travailleurs européens, réunis en un congrès international. D’autant plus que le peuple allemand s’est laissé tromper en août 1914, et s’il a cru réellement qu’on le mobilisait pour la défense de son territoire, il a eu le temps de s’apercevoir qu’on l’avait trompé pour le lancer dans une guerre de conquêtes.
En effet, les travailleurs allemands, du moins dans leurs groupements plus ou moins avancés, doivent comprendre maintenant que les plans d’invasion de la France, de la Belgique, de la Russie, avaient été préparés de longue date et que, si cette guerre n’a pas éclaté en 1875, en 1880, en 1911, ou en 1913, c’est que les rapports internationaux ne se présentaient pas alors sous un aspect aussi favorable et que les préparatifs militaires n’étaient pas assez complets pour promettre la victoire à l’Allemagne (lignes stratégiques à compléter, canal de Kiel à élargir, les grands canons de siège à perfectionner). Et maintenant, après vingt mois de guerre et de pertes effroyables, ils devraient bien s’apercevoir que les conquêtes faites par l’armée allemande ne pourront être maintenues. D’autant plus qu’il faudra reconnaître ce principe (déjà reconnu par la France en 1859, après la défaite de l’Autriche) que c’est la population de chaque territoire qui doit exprimer si elle consent ou non à être annexée.
Si les travailleurs allemands commencent à comprendre la situation comme nous la comprenons, et comme la comprend déjà une faible minorité de leurs sociaux-démocrates – et s’ils peuvent se faire écouter par leurs gouvernants –, il pourrait y avoir un terrain d’entente pour un commencement de discussion concernant la paix. Mais alors ils devraient déclarer qu’ils se refusent absolument à faire des annexions, ou à les approuver ; qu’ils renoncent à la prétention de prélever des “contributions” sur les nations envahies, qu’ils reconnaissent le devoir de l’État allemand de réparer, autant que possible, les dégâts matériels causés par les envahisseurs chez leurs voisins, et qu’ils ne prétendent pas leur imposer des conditions de sujétion économique, sous le nom de traités commerciaux. Malheureusement, on ne voit pas, jusqu’à présent, des symptômes du réveil, dans ce sens, du peuple allemand.
On a parlé de la conférence de Zimmerwald, mais il a manqué à cette conférence l’essentiel : la représentation des travailleurs allemands. On a aussi fait beaucoup de cas de quelques rixes qui ont eu lieu en Allemagne, à la suite de la cherté des vivres. Mais on oublie que de pareilles rixes ont toujours eu lieu pendant les grandes guerres, sans en influencer la durée. Aussi, toutes les dispositions prises, en ce moment, par le gouvernement allemand prouvent-elles qu’il se prépare à de nouvelles agressions au retour du printemps. Mais comme il sait aussi qu’au printemps les Alliées lui opposeront de nouvelles armées, équipées d’un nouvel outillage, et d’une artillerie bien plus puissante qu’auparavant, il travaille aussi à semer la discorde au sein des populations alliées. Et il emploie, dans ce but, un moyen aussi vieux que la guerre elle-même : celui de répandre le bruit d’une paix prochaine, à laquelle il n’y aurait, chez les adversaires, que les militaires et les fournisseurs des armées pour s’y opposer. C’est à quoi s’est appliqué Bülow, avec ses secrétaires, pendant son dernier séjour en Suisse.
Mais à quelles conditions suggère-t-il de conclure la paix ?
La Neue Zuercher Zeitung croit savoir et le journal officiel, la Norddeutsche Zeitung, ne la contredit pas, que la plupart de la Belgique serait évacuée, mais à condition de donner des gages de ne pas répéter ce qu’elle a fait en août 1914, lorsqu’elle s’opposa au passage des troupes allemandes. Quels seraient ces gages ? Les mines de charbon belges ? Le Congo ? On ne le dit pas. Mais on demande déjà une forte contribution annuelle. Le territoire conquis en France serait restitué, ainsi que la partie de la Lorraine où on parle français. Mais, en échange, la France transférerait à l’État allemand tous les emprunts russes, dont la valeur se monte à dix-huit milliards. Autrement dit, une contribution de dix-huit milliards qu’auraient à rembourser les travailleurs agricoles et industriels français, puisque ce sont eux qui paient les impôts. Dix-huit milliards, pour racheter dix départements, que, par leur travail, ils avaient rendus si riches et si opulents, et qu’on leur rendra ruinés et dévastés…
Quant à savoir ce que l’on pense en Allemagne des conditions de la paix, un fait est certain : la presse bourgeoise prépare la nation à l’idée de l’annexion pure et simple de la Belgique et des départements du nord de la France. Et, il n’y a pas, en Allemagne, de force capable de s’y opposer. Les travailleurs, qui auraient dû élever leur voix contre les conquêtes, ne le font pas. Les ouvriers syndiqués se laissent entraîner par la fièvre impérialiste, et le parti social-démocrate, trop faible pour influencer les décisions du gouvernement concernant la paix, même s’il représentait une masse compacte, se trouve divisé sur cette question en deux partis hostiles, et la majorité du parti marche avec le gouvernement. L’Empire allemand, sachant que ses armées sont, depuis dix-huit mois, à 90 kilomètres de Paris, et soutenu par le peuple allemand dans ses rêves de conquêtes nouvelles, ne voit pas pourquoi il ne profiterait pas des conquêtes déjà faites. Il se croit capable de dicter des conditions de paix qui lui permettraient d’employer les nouveaux milliards de contributions à de nouveaux armements, afin d’attaquer la France quand bon lui semblera, lui enlever ses colonies, ainsi que d’autres provinces, et de ne plus avoir à craindre sa résistance.
Parler de paix en ce moment, c’est faire précisément le jeu du parti ministériel allemand, de Bülow et de ses agents.
Pour notre part, nous nous refusons absolument à partager les illusions de quelques-uns de nos camarades concernant les dispositions pacifiques de ceux qui dirigent les destinées de l’Allemagne. Nous préférons regarder le danger en face et chercher ce qu’il y a à faire pour y parer. Ignorer ce danger serait l’augmenter.
En notre profonde conscience, l’agression allemande était une menace – mise à exécution – non seulement contre nos espoirs d’émancipation, mais contre toute l’évolution humaine. C’est pourquoi nous, anarchistes, nous, antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous, partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples, nous nous sommes rangés du côté de la résistance et nous n’avons pas cru devoir séparer notre sort de celui du reste de la population. Nous ne croyons pas nécessaire d’insister que nous aurions préféré voir cette population prendre, en ses propres mains, le soin de sa défense. Ceci ayant été impossible, il n’y avait qu’à subir ce qui ne pouvait être changé. Et, avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous n’oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons l’union des peuples, la disparition des frontières. Et c’est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu’il faut résister à un agresseur qui représente l’anéantissement de tous nos espoirs d’affranchissement.
Parler de paix tant que le parti qui, pendant quarante-cinq ans, a fait de l’Europe un vaste camp retranché, est à même de dicter ses conditions serait l’erreur la plus désastreuse que l’on puisse commettre. Résister et faire échouer ses plans, c’est préparer la voie à la population allemande restée saine et lui donner les moyens de se débarrasser de ce parti. Que nos camarades allemands comprennent que c’est la seule issue avantageuse aux deux côtés et nous sommes prêts à collaborer avec eux. 28 février 1916. »

Pressés par les événements de publier cette déclaration, lorsqu’elle fut communiquée à la presse française et étrangère, quinze camarades seulement, dont les noms suivent, en avaient approuvé le texte : Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Pierre Kropotkine, A. Laisant, F. Le Lève (Lorient), Charles Malato, Jules Moineau. (Liège), Ant. Orfila (Husseindey, Algérie), M. Pierrot, Paul Reclus, Richard (Algérie), Ichikawa (Japon), W. Tcherkesoff.

Malatesta répond à ces anarchistes
Dans un numéro de Freedom (avril 1916), Malatesta protesta personnellement contre les affirmations des Seize. Voici son article, intitulé « Anarchistes partisans du Gouvernement » :
« Un manifeste vient de paraître, signé par Kropotkine, Grave, Malato et une douzaine d’autres vieux camarades, dans lequel, se faisant l’écho des gouvernements de l’Entente, qui demandent la lutte à outrance et jusqu’à l’écrasement de l’Allemagne, ils ont pris position contre l’idée d’une “paix prématurée”. La presse capitaliste publie, avec une naturelle satisfaction, des extraits du manifeste, et annonce que c’est le travail des “dirigeants du mouvement anarchiste international”. Les anarchistes, presque tous restés fidèles à leurs convictions, se doivent de protester contre l’essai d’impliquer l’anarchisme dans la continuation d’une féroce boucherie, qui n’a jamais promis de bénéfice à la cause de la Justice et de la Liberté et qui, maintenant, se montre absolument stérile et sans résultat, même du point de vue des gouvernants, quel que soit le côté de la barricade qu’ils occupent.
La bonne foi et les bonnes intentions de ceux qui ont signé le Manifeste sont en dehors de toute question. Mais, si pénible qu’il soit d’incommoder de vieux amis qui ont rendu tant de services à la cause qui, dans le passé, nous fut commune, on ne peut – au point de vue de la sincérité, et dans l’intérêt de notre mouvement d’émancipation – omettre de se séparer de camarades qui se considèrent capables de réconcilier les idées anarchistes et la collaboration avec les gouvernements et la classe capitaliste de certains pays, dans leur lutte contre les capitalistes et les gouvernants de certains autres pays.
Durant la guerre actuelle, nous avons vu des républicains se plaçant au service des rois, des socialistes faisant cause commune avec la classe dirigeante, des travaillistes servant les intérêts des capitalistes ; mais, en réalité, tous ces gens sont, à des degrés variables, des conservateurs, croyant en la mission de l’État, et leur hésitation peut se comprendre quand l’unique remède réside dans la destruction de chaque entrave gouvernementale et le déchaînement de la Révolution sociale. Mais cette hésitation est incompréhensible dans le cas des anarchistes. Nous prétendons que l’État est incapable de tout bien. Tant au point de vue international qu’au point de vue des relations individuelles, il ne peut combattre l’agression qu’en se faisant lui-même l’agresseur ; il ne peut empêcher le crime qu’en organisant et en commettant de plus grands crimes encore. Même dans l’hypothèse – qui est loin d’être la vérité – que l’Allemagne serait seule responsable de la présente guerre, il est prouvé que si l’on s’en tient aux méthodes gouvernementales, on ne peut résister a l’Allemagne, qu’en supprimant toute liberté et en ressuscitant la puissance de toutes les forces de la réaction.
Sauf la révolution populaire, il n’y a pas d’autre voie de résistance à la menace d’une armée disciplinée qu’en ayant une armée plus forte et plus disciplinée, de sorte que les plus rigides antimilitaristes, s’ils ne sont anarchistes, et s’ils sont effrayés de la destruction de l’État, sont inévitablement conduits à devenir d’ardents militaristes. En fait, dans l’espoir problématique d’écraser le militarisme prussien, ils ont renoncé à tout l’esprit et à toutes les traditions de la liberté, ils ont prussianisé l’Angleterre et la France ; ils se sont soumis au tsarisme ; ils ont restauré le prestige du trône chancelant d’Italie.
Des anarchistes peuvent-ils, un seul instant, accepter cet état de choses sans renoncer à tout droit de s’intituler anarchistes ? Quant à moi, même la domination étrangère imposée par la force et menant à la révolte est préférable à l’oppression intérieure acceptée humblement, presque avec reconnaissance, dans l’espoir que, par ce moyen, nous serons préservés d’un plus grand mal. Il est vain de prétendre, comme le font les rédacteurs et signataires du Manifeste en question, que leur position est déterminée par des événements exceptionnels et que, la guerre une fois terminée, chacun retournera dans son camp et combattra pour son propre idéal. Car, s’il est nécessaire, actuellement, de travailler en harmonie avec le gouvernement et le capitalisme pour se défendre contre “la menace germanique”, ceci sera aussi nécessaire après que pendant la guerre. Quelque grande que puisse être la défaite de l’armée allemande – s’il est vrai qu’elle sera battue –, il ne sera jamais possible d’empêcher les patriotes allemands de songer à la revanche et de la préparer ; et les patriotes des autres contrées, très raisonnablement, de leur propre point de vue, désireront se tenir prêts de façon à ne plus être pris au dépourvu. Ceci signifie que le militarisme prussien deviendra une institution permanente et régulière dans tous les pays. Que diront alors les prétendus anarchistes qui, actuellement, désirent la victoire d’une des alliances en guerre ? S’intitulant antimilitaristes, iront-ils prêcher le désarmement, le refus du service militaire et le sabotage de la défense nationale, uniquement pour devenir, au premier soupçon de guerre, des sergents recruteurs pour les gouvernements qu’ils auront essayé de désarmer et de paralyser ?
On dit que ces choses prendront fin quand le peuple allemand se sera débarrassé de ses tyrans et aura cessé d’être une menace pour l’Europe, par la destruction du militarisme dans sa patrie. Mais si cela est, les Allemands qui pensent, à bon droit, que la domination anglaise et française (pour ne pas parler de la Russie tsariste) ne sera pas plus agréable aux Allemands que la domination germanique aux Français et aux Anglais, désireront d’abord attendre que les Russes et les autres détruisent leur propre militarisme et voudront, entre-temps, continuer à accroître leur armée. Et alors ? Pendant combien de temps faudra-t-il ajourner la révolution ? Et l’anarchie ? Devons-nous attendre éternellement que les autres commencent ?
La ligne de conduite des anarchistes est clairement indiquée par l’implacable logique de leurs aspirations.
La guerre aurait dû être empêchée par la révolution, ou, du moins, en la faisant craindre par les gouvernements. La force ou l’habileté nécessaire ont fait défaut. La paix doit être imposée par la révolution, ou, du moins, en essayant de la faire. Actuellement, la force et l’habileté manquent.
Eh bien ! Il n’y a qu’un remède : faire mieux à l’avenir. Plus que jamais nous devons éviter tout compromis, approfondir l’abîme entre les capitalistes et les esclaves salariés, entre les gouvernants et les gouvernés ; prêcher l’expropriation de la propriété privée et la destruction de l’État, qui sont les seuls moyens pour garantir la fraternité entre les peuples, et la Justice et la Liberté pour tous. Et nous devons nous préparer à accomplir ces choses. Entre-temps, il me semble criminel de faire quoi que ce soit qui tende à prolonger la guerre qui assassine des hommes, détruit les richesses et empêche la résurrection de la lutte pour l’émancipation. Il me semble que prêcher “la guerre jusqu’au bout”, c’est faire, en vérité, le jeu des gouvernants allemands qui trompent leurs sujets et enflamment leur ardeur à la lutte en les persuadant que leurs adversaires désirent écraser et asservir le peuple germanique.
Actuellement, comme toujours, que ceci soit notre devise : “À bas les capitalistes et les gouvernements, tous les capitalistes et tous les gouvernements !” Et, vivent les peuples, tous les peuples ! »



Hem Day