Chronique d’un sexisme ordinaire

mis en ligne le 6 février 2014
1731fightsexismA. a une vingtaine d’années. Elle travaille pour une maison d’édition. Elle a des amis et un petit ami. Elle est intégrée à la société. Elle nous a confié le récit d’une de ses journées de vie.
8 heures. Réveil en fanfare !
Dur le matin. Le réveil sonne. Comme j’aimerais me rendormir. Mais, bon, allez, hop ! Allumage de la radio. La voix de Patrick Cohen est la seule que je supporte le matin. Café, douche, s’habiller. Oui, mais comment m’habiller ? Trouver le compromis entre la tenue confortable et la tenue élégante. Si je me ramène au travail en sweat-jean-basckets, je sens que la direction va râler. Bon, allez, optons pour une jupe noire, un chemisier noir et un cardigan beige. Du classique. Pas trop courte, la jupe, par contre. Je n’ai aucune envie d’avoir les regards qui louchent toute la journée, ni même des compliments sur mes charmes. Bon, les chaussures. Des talons ? Pas pratique. Comme je suis tenue d’avoir une tenue correcte j’opte pour des bottines, ça fera l’affaire.
9 h 30. Arrivée au bureau.
Trente secondes. C’est le temps qu’il aura fallu pour avoir des commentaires sur mon apparence physique ce matin.
– Salut A. ! Tu es joliment habillée ce matin. Par contre, tu devrais penser au maquillage, tu as des cernes…
– Je t’emmerde. Est-ce que je te dis moi que tes cheveux sont gras et que tu pues le tabac ?
–…
– Non ?
–…
– Pourquoi ? Parce que je m’en tamponne le coquillard. Donc, la prochaine fois que ce type de réflexion te viendra à l’esprit, tu les garderas pour toi, ça t’évitera de me fatiguer.
Bon, en réalité, je n’ai pas répondu ça. Je l’ai pensé très fort, mais je n’ai pas osé.
En réalité la conversation ressemblait plus à :
– Salut A. ! Tu es joliment habillée ce matin. Par contre, tu devrais penser au maquillage, tu as des cernes…
– Oui, je sais. J’ai travaillé jusqu’à tard, hier. Mais je ne pensais pas que ça se voyait autant. Je vais voir ça aux toilettes.
Minable, hein…
10 heures. Café.
Après être allée me remaquiller, je m’installe confortablement devant mon ordinateur et commence la correction de l’ouvrage qui m’a été confié. Le téléphone sonne.
– Bonjour A., je t’appelle pour te prévenir qu’il y a une réunion à 11 heures.
– Merci de me le dire !
– Au fait, tu serais pas enceinte ?
– Non, pourquoi ?
– Comme tu as pris des seins ces derniers temps…
– Non, et regarde-moi dans les yeux quand tu me parles.
Sans commentaire.
11 heures. Réunion de service.
Pour saluer mes collègues, je tends la main. On me la sert jusqu’au classique :
– Allez ! À toi, je fais la bise.
Problème de compréhension ? J’avais la main tendue, pourtant. Mais, bon, je ne vais pas faire de réflexion, il ne devait pas avoir de mauvaises pensées derrière, juste des habitudes… Pourtant, je me sens mal. Je ne comprends pas.
12 heures. Fin de réunion, direction la photocopieuse.
Après avoir écouté les palabres du patron pendant une heure, je me décide à photocopier les vœux de remerciements à l’attention des clients. Plus de papier. Ni une ni deux, direction les stocks ! Un nouveau responsable que je ne connais pas se tient derrière son bureau.
– Je peux vous aider ? Au fait, c’est madame ou mademoiselle ?
– C’est madame.
– Pardon, je n’avais pas vu votre alliance.
– Je n’en ai pas.
– Ah…
Bon, ce n’est rien. Et puis, je l’ai agressé quand même… Il ne pouvait pas deviner. Prise de culpabilité, je lui fais un grand sourire et continue ma demande.
– Je voudrais deux rames de papier blanc A4 s’il vous plaît.
– Attention ! C’est lourd ! Vous voulez que je demande à un collègue de vous aidez ?
– Non, merci, je devrais pouvoir y arriver.
Je repars alors les bras chargés, exposant mon sourire comme une protection.
13 h 30. Pause déjeuner.
J’ai faiiiiiiiiim. Je décide de prendre ma pause et vais dans la salle de repos. Enfin un moment de tranquillité. J’entends alors parler deux collègues.
– Tu en penses quoi de l’introduction de l’étude de la théorie du genre à l’école, toi ?
– Ne m’en parle pas ! Je suis choqué !
Je tends alors un peu plus l’oreille et me concentre sur leur conversation.
– Je n’ai pas envie que l’on apprenne à ma fille qu’elle est un garçon comme les autres. Tu te rends compte ? On a décidé de nier des réalités biologiques.
Je me retiens de rentrer dans le débat. Pas la force d’expliquer que le genre n’est pas une théorie, mais l’analyse d’une construction sociale et que les études sur le genre ne seront pas enseignées, mais « juste » les principes d’égalité homme-femme. Passons…
16 heures. Déclaration d’impôt.
Profitant d’une pause, je décide de faire ma déclaration d’impôt. Mon copain, compagnon, petit ami (donnez-lui le nom que vous souhaiterez) et moi avons décidé de nous pacser l’année dernière pour une question fiscale. Je m’attelle donc à la tâche et me connecte sur mon espace personnel. À « situation personnelle », je déclare le Pacs, communique les identifiants de mon copain et là, bim ! Inversion. Je passe du « vous » classique au rôle de « conjointe » et le « vous » désigne désormais mon « conjoint ». Furieuse, j’envoie un courriel à mon centre d’imposition pour demander un rectificatif des désignations. (Au moment de la rédaction de l’article je n’ai toujours pas eu de réponse…)
19 heures. Verre(s) entre copines.
Refuge. Après les inepties de la journée, je me dis : enfin un moment entre filles, que je vais pouvoir baisser mes défenses. Que nenni, ça serait oublier comment les codes du sexisme sont assimilés par les hommes, mais aussi par les femmes. J’en veux pour preuve la conversation avec mon amie M.
– Alors, quoi de neuf M. ? Tu en es où avec C. ?
– Arf, ce n’est pas trop la joie en ce moment. Il vient de perdre son travail…
– Il s’est passé quoi ?
– Licenciement économique.
– Avec l’expérience qu’il a, il retrouvera sans doute rapidement du travail !
– Oui, ça, je n’en doute pas. Non, ce qui est gênant, c’est que, du coup, en attendant qu’il touche le chômage, c’est moi qui dois tout régler. Les factures, le loyer, etc. Je comprends que ça soit gênant pour lui d’être dépendant d’une femme…
– Hein ? Qu’entends-je ? D’être dépendant d’une femme. Que ça gêne C. d’être dépendant, je peux comprendre. Mais que le problème soit d’être dépendant d’une femme ? Pour ne pas fâcher mon amie, j’essaie de lui faire remarquer en douceur le souci dans ses propos.
– Tu sais M., C. n’a pas à se sentir mal. Et même si c’est le cas, tu n’as en aucun cas à avoir honte de gagner ta vie.
– De toute façon, tu ne peux pas comprendre. Tu ne vis même pas avec ton mec. Ce sont des problèmes qui te dépassent.
OK. Oui, j’ai fait le choix de ne pas vivre avec lui, et alors ? C’est un choix posé et réfléchi, fait à deux, et ça fonctionne très bien comme ça. Mais de quoi je me mêle !
20 h 30. Défoulement.
Bon, je suis chez moi. Je décide de me changer les idées et d’évacuer en jouant aux jeux vidéo. Grossière erreur ! À peine connectée sur le serveur que les messages entre joueurs m’exaspèrent : « Tu joues comme une fille ! » ; « C’était petit ça, comme ta bite ! » ; « Non mais regarde-moi cette tapette ! ». Heureusement que je n’ai pas ces crétins IRL (In Real Life – dans la vie réelle). (Et, encore, ce n’est rien ! Je ne préfère pas aborder les salons ou les messages intrinsèques à certains jeux.) Après avoir étanché ma soif de sang, je coupe l’ordinateur. Question défoulement, c’est réussi, mais pour ce qui était de se vider la tête…
23 heures. Foutez-moi la paix.
Énervée, dépité, exaspérée. Je me mets au lit. Mon copain essaie de m’appeler. Je ne réponds pas et lui envoie un SMS pour lui dire que, là, je veux juste être tranquille et ne pas avoir de contact avec la civilisation.
Mais qu’on me foute la paix ! Je repense à ma journée. Du lever au coucher, ça n’a été qu’une avalanche de réflexions sexistes envers ma personne ou le genre féminin. Déjà que je dois travailler tous les jours pour un patron histoire d’avoir de quoi vivre, il faut que je supporte en plus l’oppression contre mon genre.
Alors, oui, j’en ai marre, marre d’être sujette à un sexisme quotidien, marre de devoir me justifier deux fois plus car je suis une femme. Je ne veux pas faire une double journée de travail, voilà pourquoi j’ai choisi de ne pas vivre avec mon copain. Voilà pourquoi j’ai décidé de raconter une journée malheureusement assez banale de mon quotidien. Et j’espère que d’autres feront de même pour enfin ouvrir les yeux sur un sexisme « banal ».



A.




Note de la rédaction : l’auteur de ce texte n’a pas souhaité signer de son nom, seulement de la lettre « A », et ce pour deux raisons qu’elle nous a présentées par courriel. Pour ne pas mettre mal à l’aise son entourage (encore une façon de prendre des gants) et pour qu’on puisse se mettre à sa place.