Encore l’Espagne, toujours l’avortement

mis en ligne le 6 février 2014
La polémique autour du projet de réforme de la loi sur l’avortement s’amplifie en Espagne. Nous vous en avons déjà abondamment parlé dans les colonnes 1 du Monde libertaire, et nous continuons de le faire pour le dénoncer, car ce projet de la droite espagnole est relayé par les secteurs les plus réactionnaires des autres pays de l’Union européenne, dont le nôtre. Nous avons pu nous en rendre compte, notamment à Paris le 19 janvier dernier 2, où l’on a vu descendre dans la rue tout ce que le pays compte de raclures réactionnaires, en gros les mêmes organisations et groupes extrémistes de droite qui composaient les cortèges de la Manif pour tous. À noter quand même qu’au gouvernement Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des femmes, s’est émue de voir « ce retour en arrière de l’Espagne » et a contacté Ana Mato ministre de la Santé (en Espagne) pour lui exprimer son inquiétude devant ce recul des droits et libertés des femmes. La presse conservatrice espagnole (comme ABC qui voudrait une loi anti-IVG encore plus dure) s’est immédiatement indignée devant cette « intrusion intolérable de la France dans la politique d’un autre pays », allant jusqu’à interpeller François Hollande pour qu’il désavoue la porte-parole de son gouvernement.

Le ministère de l’éducation entre en action
Au-delà des Pyrénées, l’offensive anti-IVG du Parti populaire au pouvoir s’est « enrichie » d’une nouvelle initiative venue cette fois du gouvernement autonome d’Aragon, et plus précisément de son ministère de l’Éducation qui sur la page Web de son site lance le concours suivant : il s’agit de réaliser des courts-métrages à thématique pour le moins orientée idéologiquement. Données de base de ce concours : les participants devront développer dans leurs films des arguments favorables à « la défense de la vie des non-nés » et présenter dans ce but une « vision belle de la femme qui devant une grossesse non désirée opte finalement pour la vie ». Ils devront aussi « faire ressortir le rôle important de l’homme dans ce genre de situation, car il est la personne indispensable et complémentaire de la femme ».
Le concours s’adresse à des élèves âgés de 14 à 18 ans ; il a été concocté et se tiendra sous l’égide de deux associations « pro vie » : la Ligne d’attention (portée) à la femme et la Fondation Adoption Vivre en famille 3. L’annonce de ce concours sur un site institutionnel en pleine polémique concernant la loi sur l’IVG a évidemment (et heureusement) soulevé les protestations de toute l’opposition (partis de gauche, organisations féministes, sans oublier évidemment nos camarades anarcho-syndicalistes de la CNT et de la CGT espagnoles), ce à quoi une porte-parole du gouvernement d’Aragon a rétorqué le plus sérieusement du monde qu’on ne peut « limiter la liberté de quiconque désirant annoncer un concours sur le site du ministère de l’Éducation, dans la mesure où l’annonce ne comporte rien d’illégal et ne fasse pas l’apologie du terrorisme ». Et de préciser que cette annonce de concours a été sélectionnée car s’inscrivant dans la pratique de l’audiovisuel et qu’il est donc « hors de question de la retirer du site du ministère de l’Éducation ».

Le gouvernement d’Aragon passe la deuxième couche
Et pour mieux enfoncer le clou, Luisa Fernanda Rudi, présidente du gouvernement d’Aragon, et accessoirement membre du Parti populaire (le mal nommé) au pouvoir, a déclaré dans le journal ABC (monarchiste/conservateur – excusez le pléonasme) : « L’avortement n’est pas un droit de la femme » ; dont acte. Pour que les choses soient bien claires il est également annoncé que seront récompensés par 500 et 200 euros les deux premiers lauréats qui auront su souligner que « chaque vie est digne d’être respectée, y compris celle du fœtus ». Et pour ceux qui n’auraient pas encore bien compris, d’ajouter : « L’homme doit protéger la femme qui (en cas de grossesse non désirée) n’a pas de capacité de décision. » Bref, après la femme-femme puis la femme-mère, nous en arrivons enfin à la femme-enfant pour ne pas dire décervelée !

Le ministre de la justice passe la troisième couche
En Aragon, la Plate-Forme pour la défense de l’école publique ainsi que l’Assemblée féministe de Saragosse ont bien entendu dénoncé le contenu de ce concours qu’elles qualifient de propagande idéologique de la droite au pouvoir et de l’Église catholique qui tente de reconquérir le terrain perdu depuis la fin du franquisme. Son relais au gouvernement central de Madrid, le ministre de la Justice Gallardón, déclare, lui, qu’« il n’y a aucun traité international qui reconnaisse l’avortement comme étant un droit ». Et il ne manque pas non plus de rappeler à tous ceux qui s’opposeraient dans la rue à sa réforme de la loi sur l’IVG que son autre nouvelle loi sur la « sécurité citoyenne » prévoit des amendes pouvant aller jusqu’à 30 000 euros pour le simple fait de s’encapuchonner dans une manifestation, de refuser de décliner son identité, de brandir des pancartes ou des banderoles anti-Espagne, de publier sur le net des photos ou vidéos montrant des policiers « en action » 4. Pour compléter l’arsenal répressif à la disposition des forces de l’ordre, celles-ci sont dotées désormais de camions antiémeute aspergeant les manifestants de liquide coloré, afin de les repérer et de les appréhender plus facilement ; comme quoi, quand il s’agit de défendre ses intérêts, crise ou pas crise, le gouvernement sait trouver de l’argent (celui du contribuable) pour équiper sa flicaille.
Après avoir asséné quelques contre-vérités, comme une supposée augmentation du nombre d’avortements (alors qu’au contraire ceux-ci ont diminué en 2012 de 5 % par rapport à 2011), après avoir insisté sur l’impact bénéfique pour l’économie espagnole du projet de suppression des IVG pratiquées dans les hôpitaux publics (et donc de leur remboursement), Alberto Ruiz Gallardón s’est fendu aux Cortes 5 d’une nouvelle « saillie » à l’adresse des socialistes – et de tous les opposants à son projet anti-IVG – : « Qui me dit que ne pas reconnaître le droit à la vie du fœtus ne risque pas de conduire à ne pas reconnaître non plus ce droit à des nouveau-nés ? », et d’ajouter que sa réforme donne la parole aux non-nés. Et s’adressant à la gauche : « De la même façon que vous avez combattu l’esclavagisme, vous devriez appuyer un texte qui donne des droits à ces embryons sans défense. » Pour lui, les thèses en faveur du droit à l’avortement sont aujourd’hui dépassées, en Espagne comme ailleurs en Europe. Gare à nous, donc ! Heureusement la riposte s’organise et les rassemblements et manifestations de femmes se multiplient dans la rue et souvent devant les églises : « ôtez vos rosaires de nos ovaires », « avortement oui, avortement non, c’est moi qui décide », « le sexe quand je veux, la maternité quand je le décide », « c’est nous qui accouchons, c’est nous qui décidons », etc.

Organiser la riposte
La plate-forme féministe Décider nous rend libres a symboliquement remis une demande d’asile politique à l’ambassade de France à Madrid. La protestation dans la rue est évidemment une nécessité urgente, étant donné que le Parti populaire a la majorité absolue aux Cortes et que donc le vote de son projet de loi (vers le mois de juin) ne sera qu’une formalité. Et on en connaît les conséquences : pour celles qui en ont les moyens financiers, possibilité d’avorter à l’étranger pour environ 7 000 euros ; pour les autres femmes, retour aux avortements clandestins dans les conditions les plus sinistres. Une fois de plus on constate que toute loi qui à un moment donné va dans le sens de notre émancipation peut être remise en question et rayée d’un trait de plume par une autre loi. Seuls nos combats et notre vigilance peuvent imposer notre volonté ; c’est encore et toujours une question de rapport de force. Et n’oublions pas que ces combats ne sont pas moins importants que ceux que nous menons aussi pour notre émancipation en tant que travailleuses ; ils s’imbriquent parfaitement dans la lutte des classes. Pour paraphraser ce cher Bakounine, l’émancipation des femmes dans une société bourgeoise serait un privilège (et nous voulons supprimer les privilèges), mais l’émancipation des travailleurs dans une société libertaire sans libération de la femme serait une injustice. Les deux vont de pair, et c’est ce que nous devons rappeler partout, seules ou avec l’aide de nos compagnons les plus conscients. Le 1er février, les rues de Madrid étaient envahies par des dizaines de milliers de manifestants, femmes et hommes mêlés, criant leur opposition à ce projet de nouvelle loi. Des organisations féministes des Asturies avaient même affrété un train — Le train de la liberté — pour rejoindre le cortège madrilène. à travers l’Europe, d’autres manifestations de protestation se sont aussi déroulées, comme à Paris et ailleurs en France. Ultime provocation de Gallardón qui maintient son projet : « Pas un cri, pas une insulte ne me feront reculer. » à nous de lui rappeler une fois pour toutes que l’avortement n’est ni une obligation ni un délit, mais un droit, et qu’ici comme ailleurs notre corps est à nous. C’est pourquoi les rassemblements se multiplieront tant que ce projet de loi scélérate ne sera pas retiré (avorté, en somme). Plus que jamais le combat continue !


Rosine Pélagie
Groupe Salvador-Seguí de la Fédération anarchiste







1. Rosine Pélagie, « Le national-catholicisme est de retour », Le Monde libertaire, n° 1727.
Hélène, « On veut choisir, en Espagne comme ailleurs », Le Monde libertaire, n° 1730.
Articles consultables sur le site : « http://monde-libertaire.net »
2. Regard Noir, « Contre-rassemblement anti-sexiste », Le Monde libertaire, n° 1730.
3. Traduit de l’espagnol : Línea de atención a la mujer, et Fundación adopción vivir en familia.
4. Ramòn Pino, « Injurions les hirondelles », Le Monde libertaire, n° 1724.
5. Parlement espagnol.