De la dette comme manie

mis en ligne le 11 décembre 2013
1725guerre1418Dans Le Monde du 11 octobre 2013 a paru un très intéressant entretien croisé de Jean-Noël Jeanneney et de Pierre Nora sur le sens et la portée des commémorations en général, et des deux grosses à venir en particulier : le centenaire du début de la guerre de 1914-1918 (« celle que je préfère », comme chantait Brassens), et les 70 ans de la Libération (1944).

À croquer !
À la manière d’un chroniqueur judiciaire, croquons tout d’abord en quelques traits les deux interviewés, qui rappellent tous deux que, dans la commémoration, c’est le présent qui se célèbre lui-même à travers les modalités du passé. Mais, ils ont chacun leur posture.
Jean-Noël Jeanneney, c’est l’historien zélateur du pouvoir. Subtilement, certes, car il est intelligent et répond aux critères de rigueur intellectuelle de sa discipline. Mais son point de vue sur l’idée de nation, son unité ou sa diversité, est bien celui de qui se place au centre du système pour l’observer. Ce n’est pas un hasard s’il a été président de la commission du bicentenaire de la Révolution française, en 1989. Le parallèle qu’il fait entre les commémorations successives de 1789 et de 14-18, est à cet égard éclairant, lorsqu’il pose une opposition binaire entre les deux. « La Révolution française, en 1789, constitue un coup de hache dans la nation, dans le corps social ; d’où une rupture qui va durer tout au long du XIXe et une bonne partie du XXe. Mais progressivement, à mesure que la droite se rallie par vagues successives aux idéaux de 1789, on voit une certaine unité du regard s’organiser. 1914, c’est exactement le contraire : le seul moment de deux siècles où la France a vécu une unité complète – ce que Poincaré, dans une belle intuition, a appelé “l’Union sacrée” – à la stupéfaction générale d’ailleurs, puisqu’on avait prévu que le monde ouvrier mettrait la crosse en terre. Mais, à mesure que la liste des morts s’allonge, des mouvements pacifistes se dessinent, des divisions se créent aux termes desquelles on lit la guerre de 1914 de façon tout à fait différente selon les sensibilités. Cela n’oppose pas strictement la gauche et la droite, le pacifisme jusqu’au-boutiste peut aller loin à chaque bord de l’échiquier. »
Ce n’est pas faux, mais le seul terme de « pacifisme jusqu’au-boutiste » jette soudain le voile terne de l’État sur les couleurs d’ordinaire brillantes d’une intelligence qui s’exerce. On peut en effet, par rapport à la question de la violence – dont les guerres sont une expression – interroger la pertinence et l’efficacité de la posture pacifiste. C’est un des apports des militants d’Anarchisme & non-violence 1. On peut disposer les courants pacifistes sur une échelle de radicalité, les plus radicaux se nommant eux-mêmes « pacifisme intégral ». Mais parler de « pacifisme jusqu’au-boutiste » nous a tout de suite un petit air de posture d’État, méprisant pour qui l’agace, comme le « droits-de-l’hommisme » pour fustiger la Ligue des droits de l’homme, dans la bouche des ministres de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement, en 1999, ou Nicolas Sarkozy, en 2002, lorsqu’il s’agit de faire passer des lois liberticides, ou bien d’un ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine en 2007, quand il s’agit de promouvoir un interventionnisme militaire intéressé.
Pierre Nora, lui, est un historien manifestement plus libre. Il a publié Recherches de la France 2, avec l’ambition d’écrire une histoire nationale qui ne soit pas nationaliste. Son point de vue est plus celui de qui se tient au bord du système pour l’observer, mais avec plus d’empathie pour les personnes dont les événements sont faits. Il pose ainsi l’hypothèse d’un changement de modèle commémoratif. On passerait d’un modèle historique, venant d’en haut, honorant la France ou la République (14 Juillet, fête de Jeanne d’Arc, 11 novembre, 8 mai, dernier dimanche d’avril pour les déportés et 2 novembre pour les morts de la Grande Guerre), à un modèle mémoriel, exprimant une mémoire particulière (16 juillet pour la rafle du Vel’d’Hiv, 25 septembre pour les harkis, 18 juin pour l’appel de De Gaule, 10 mai pour l’esclavage, 8 juin pour les morts d’Indochine et 5 décembre pour ceux d’Afrique du Nord). Pour le meilleur ou le pire comme on peut voir, il y a une atomisation de mémoire combattante et une relation émotionnelle par rapport à la perception mi-intime mi-sociale que l’on aurait des acteurs.

Mutins et mutisme
Une application de cette hypothèse par Pierre Nora est l’inversion des pronostics entre la commémoration de 14-18 qu’on aurait pensée plus historique et celle de 1944, plus mémorielle. Or, « la commémoration de 1914 va en fait être très mémorielle […] : on y retrouve la matrice de toutes les tragédies du XXe. Elle continue par là à concerner tout le monde, et le deuil y prend non seulement une valeur personnelle, mais une valeur émotive pour tous. La commémoration de 1944 va être très disputée historiquement parce que l’Occupation, la Libération ont laissé les Français très divisés. 1944, c’est une date qui oublie le nombre de morts, effarant, survenues entre 1944 et 1946 ; elle ne satisfait donc pas tout le monde. […] La Grande Guerre concorde avec quelque chose du victimisme contemporain qui fait apparaître les combattants de la guerre de 1914, traditionnellement tenus pour des héros, comme des victimes. La réhabilitation des mutins et des fusillés en sera sans doute le point de cristallisation. Cela s’appuie sur le sentiment évident que la Première Guerre mondiale a été tragiquement inutile, suicidaire, alors que la seconde ne pouvait pas ne pas être faite. Elle génère donc des héros. »
L’hypothèse est séduisante et fait écho, dans l’histoire même du mouvement anarchiste, à l’effondrement tragique (pour reprendre le qualificatif de Pierre Nora) des valeurs internationalistes de l’anarchie face à la guerre de 1914-1918 (pas de tentative de résistance sociale à la guerre, ou encore le Manifeste des 16 justifiant la nécessité de la guerre, avec des signatures aussi emblématiques pour le mouvement que Kropotkine par exemple). À l’inverse pour la Seconde Guerre mondiale, nous gardons la conscience qu’elle ne commence pas en 1939 en Pologne, mais bien en 1936 avec la Révolution espagnole en réaction au soulèvement franquiste, les libertaires espagnols, exilés, s’étant ensuite fortement engagés dans la Résistance ou les Forces française libres. La Libération de Paris est d’ailleurs un lieu de l’histoire « disputée » dont parle Pierre Nora, avec la relégation dans laquelle on tient le rôle premier de la Nueve (la 9e compagnie, composée essentiellement de libertaires espagnols) à l’intérieur de la pourtant très glorifiée 2e DB du général Leclerc.
Sur le sujet propre des mutineries et des fusillés pour l’exemple de l’année 1917, et puisque nos deux historiens s’accordent à dire que ce sera l’une des marques de cette commémoration-là, je veux renvoyer à l’article de Pierre Sommermeyer dans Le Monde libertaire paru la semaine même de l’interview croisée de Jeanneney et Nora (ah ! si Le Monde libertaire bénéficiait de la même visibilité que son homonyme pas libertaire mais bien au contraire chattemite) 3. Il s’insurge contre toute réhabilitation, qui ne pourrait fonctionner que comme une neutralisation de la mauvaise conscience face à cette partie de l’histoire. On regrette, on dit pardon (comme les Églises, notamment catholique, savent le faire à l’égard de la mémoire de ceux qu’elles ont fait trucider avec tant d’arrogante certitude…), et tout rentre dans l’ordre. Dans l’Ordre, devrait-on même dire. La réhabilitation est l’un des pièges à éviter pour tous, et les anarchistes au premier chef.
Si l’on tenait à « refaire l’histoire », ce serait en faisant le procès public des Nivelle, Foch, Pétain, Joffre, Clemenceau et consorts (et bien sûr leurs homologues allemands, anglais, austro-hongrois, russes, turcs, italiens, etc.). En débaptisant immédiatement toutes les avenues à leurs noms, en jetant bas toutes leurs statues, etc. Une action directe pourrait être d’ailleurs de prévoir des pochoirs ou autocollants pour rappeler, sous ces plaques de rue ou de statue, la vraie nature sociale d’assassins de masse – d’anthropocide en somme – de ces « grands » hommes.

La dette, vous dis-je !
Après quelques développements très intéressants sur le rôle de l’histoire, le journaliste lance nos deux historiens sur « pourquoi et comment combattre une sensibilité qui nous fait voir les poilus non comme des héros mais comme des victimes d’une immense boucherie »(sic). Pierre Nora, souligne alors que la « transmission que suppose la commémoration est le problème le plus délicat de nos jours, où les jeunes générations ont très fortement tendance à être à ce point coupées du passé que cette coupure entraîne la fin de ce qui a été le nerf de la transmission : le sentiment de la dette, […] que nous devons à nos ancêtres d’être ce que nous sommes. Ce qui ne veut pas dire que [les jeunes générations] ne s’intéressent pas au passé […] [mais] ce passé les écrase, il les domine, il s’agit de le déjouer ». C’est ici que le zélateur des despotes Jean-Noël Jeanneney monte au front avec vigueur : « Ce serait très injuste de ne pas restituer le patriotisme de l’époque ; on a le droit et même le devoir d’utiliser ce mot magnifique qui ne doit pas perdre son sens. […] Une commémoration qui se concentrerait sur les fusillés et les mutins serait une injustice ». Et de poursuivre sur l’engouement pour le passé : « Une formidable efflorescence de curiosité s’annonce autour de cet événement, qui sera aiguillonnée par ce sentiment de la dette. Or c’est particulièrement là que l’État peut et doit jouer son rôle. » Nous y voilà : la dette ! Partout et pour tout : la dette ; et sous l’égide de l’État encore ! On ne peut pas, ici, ne pas évoquer la somme que vient de publier David Graeber – Dette : 5 000 ans d’histoire 4 – qui dessine une anthropologie de la dette, dans laquelle on reconnaîtra une arme de domination massive. C’est bien elle qui phagocyte aujourd’hui tous les discours économiques ou sociaux, pour justifier les nouvelles dépossessions actuelles et à venir, qui jettent dans la misère matérielle et morale des populations par milliards, au bénéfice de quelques millions de puissants. Or pour qu’elle fonctionne à fond, cette arme de domination massive, il faut la charger d’un sentiment. L’histoire comme le sentiment de la dette envers nos aînés, et tout particulièrement à l’occasion de la commémoration de la Grande Guerre, inaugurant les massacres de masse du XXe, s’intègre parfaitement dans ce dispositif.
François Hollande ne s’y est pas trompé, qui s’est appuyé sur cette « sentimentalité » que l’histoire peut apporter à la notion de dette, pour valoriser une France rassemblée, unie face à l’adversité, qui seule peut conduire à la Victoire. Référence évidente à l’Union sacrée de 1914, mais cette fois pour la guerre économique. Incidemment, c’est une trahison de plus (mais on ne les compte plus !) qu’il faille un socialiste pour endosser ainsi les habits de la Réaction, alors que l’histoire du socialisme de cette époque, comporte justement la seule grande figure publique qui aurait peut-être pu susciter et fédérer une résistance ouvrière et internationaliste à la guerre : Jean Jaurès, symboliquement assassiné trois jours avant la déclaration de guerre.
En bons Diafoirus du Malade imaginaire de Molière, qui ramène tout au poumon, nos puissants et leurs zélateurs ramènent tout à la dette. Et comme les médecins de Molière, leur seul remède est la saignée, au sens figuré comme au sens propre !
En tant qu’anarchistes nous ne pouvons, nous, qu’être du côté des mutins. Mutins de l’économie, mutins des guerres, mutins d’une histoire qui voudrait nous écraser, nous dominer, et qu’il s’agit de déjouer (comme nous y invite Pierre Nora).

De la manie à la manne
Dans son essai, Graeber énonce la notion de « complexe militaro-monétaire » ou de « complexe militaro-monétaire-esclavagiste », pour sa première période de l’âge des premiers empires agraires et celle de l’âge axial également.
Peut-être pourrait-on alors retrouver une illustration synthétique moderne de tout cela dans certaines publicités, qui forment aujourd’hui le discours de propagande du pouvoir le plus abouti, car il convoque, par l’image et le discours réunis, la dimension essentiellement inconsciente de nos êtres ; qu’il s’agit donc de déjouer là encore.
En 2012 s’est ouvert à Meaux, à l’est de Paris, un musée de la Grande Guerre, dont les affiches 4 m x 3 m avaient envahi la gare de l’Est, un peu avant le 11 novembre. Or le visuel de l’affiche a choisi d’identifier et de faire ressortir, dans la séquence de lettres de MUSÉE DE LA GRANDE GUERRE, les lettres M, A, N et E : « MANE ». Rien n’étant laissé au hasard dans la publicité, que doit-on y voir ?
Pris comme suffixe, « -mane » peut renvoyer au latin se rapportant aux mains (ex. : bimane, quadrumane). On serait alors dans une proposition plutôt antimilitariste avec l’image référente de la main arrachée qui se retrouve pendante dans un arbre (cf. La Main coupée de Blaise Cendrars, justement sur son expérience de la guerre de 1914-1918), ou bien accrochée à un barbelé (comme l’image qui sert pour une affiche classique de la Fédération anarchiste : « L’armée te tend la main »).
Mais « -mane » renvoie aussi à la racine grecque qui se rapporte alors à la folie (ex. : pyromane), la manie au sens de maniaque (voire maniaco-dépressif). On serait là encore dans une proposition plutôt antimilitariste : la guerre, une folie !
Mais peut-être devrait-on lire en réalité le mot comme s’il y avait deux « n ». Alors il s’agirait de la « manne », nourriture providentielle, don, avantage inespéré ; et tout s’éclaire. La Grande Guerre – et la guerre économique avec laquelle un François Hollande veut la comparer – chargée du sentiment de la dette procède pour nos tyrans d’une véritable manne pour décupler l’effet anthropocidaire de cette arme de domination massive.
À cette dette-là il nous faut résister absolument. Et lui opposer une autre dette, vis-à-vis de nous-mêmes, celle du souci de l’autre au double sens d’inquiétude et de soin, dégagé à propos d’Albert Camus par la très sensible présentation qu’en fait Ève Morisi 5. Le citant, elle rappelle que « c’est dans les hommes que l’homme se réfugie ».


Léa Gallopavo
Groupe libertaire Louise-Michel


1. Voir le site http://anarchismenonviolence2.org/ qui revendique la continuité avec la revue parue de 1965 à 1974.
2. Pierre Nora, Recherches de la France, Gallimard, coll. Bibliothèque des histoires, 608 pages.
3. Pierre Sommermeyer, « Non, non à la réhabilitation ! » in Le Monde libertaire n° 1718 du 10 octobre 2013.
4. David Graeber, Dette : 5 000 ans d’histoire, Éditions Les Liens qui libèrent, 2013.
5. Ève Morisi, Albert Camus, le souci des autres, Classiques Garnier, 2013, objet d’un court article de l’auteur elle-même dans Le Monde libertaire n° 1723 du 28 novembre 2013.