La mémoire retrouvée ?

mis en ligne le 3 octobre 2013
En Espagne, pour les victimes du franquisme et les partisans de la récupération de la mémoire, il s’agit d’un acte historique : une juge argentine, María Servini de Cubría, lance un mandat d’arrêt international contre quatre tortionnaires ayant exercé leurs « talents » sous la dictature franquiste. Des victimes encore vivantes, des familles de ceux qui n’ont pas survécu, des associations aussi, tentaient vainement depuis des années de faire aboutir leurs plaintes. Devant l’obstruction systématique des autorités espagnoles, ils se sont adressés à la justice argentine pour relancer la procédure au nom de la « justice universelle ». C’est d’ailleurs à ce titre que le célèbre juge espagnol Baltazar Garzón avait entamé à la fin des années quatre-vingt-dix des actions judiciaires contre des responsables de la dictature argentine (entre autres Videla) et chilienne (entre autres Pinochet) ; par contre quand il a voulu faire de même contre des responsables de la dictature franquiste, il a été rapidement dessaisi du dossier et accusé d’enfreindre la « loi d’amnistie ». Celle-ci, comme le pacte de la Moncloa, nous renvoie trente-six ans en arrière à l’époque de la Transition démocratique qui a suivi la mort de Franco. Il ne s’agissait ni plus ni moins que d’un deal passé entre ses héritiers politiques et une opposition institutionnelle (PSOE, UGT- PCE-CCOO, etc.). En quelque sorte : nous restons au pouvoir, mais partis d’opposition et organisations syndicales sont légalisés, vous reconnaissez la monarchie réinstallée, mais on oublie la guerre civile et la répression sous l’ère Franco… À gauche, tous signèrent des deux mains : socialistes, communistes, autonomistes (sauf ETA), syndicats institutionnels. Inutile de préciser que les libertaires (regroupés notamment au sein de la CNT) refusèrent de signer ce pacte qui consistait à devenir amnésique en barrant d’un trait de plume ce pourquoi leurs anciens s’étaient battus et avaient été persécutés, emprisonnés ou tués.
Quand la gauche (PSOE) est arrivée au pouvoir en 1982, pas question non plus de remettre en cause la « loi d’amnistie ». Tout le monde y trouvait son compte et pendant l’alternance les affaires continuaient. Et puis le temps passant, amnistie ou pas, les langues se sont déliées et beaucoup, de plus en plus nombreux, ont cherché à récupérer une mémoire historique et collective. Démarches officielles pour rechercher et rouvrir les fosses communes où ont été jetés les cadavres des républicains exécutés par les franquistes, plaintes déposées par des particuliers et des associations depuis trois ans contre des membres des forces de « l’ordre » s’étant livrés à des actes de torture quand ils étaient en activité… Il va sans dire que le gouvernement espagnol actuel, en plus d’être amnésique, est atteint de surdité et c’est pourquoi María Servini, la juge argentine, a retenu la notion de « justice universelle », saisissant Interpol pour arrêter, voire extrader, pour les interroger les quatre représentants de la police incriminés (aujourd’hui tous à la retraite). De qui s’agit-il ? De Celso Galván Abascal, ex-membre de la sécurité de Franco et de la Maison royale, convaincu d’actes de torture notamment à la fin des années soixante. De Jesús Muñecas Aguilar, ex-membre de la Garde civile tabassant jusqu’à les rendre méconnaissables ceux qui lui étaient « confiés » en leur disant « Voilà ce qui arrive quand on ne veut pas collaborer ». De José Ignacio Giralte González, ex-commissaire de police habitué à frapper les prisonniers en leur ordonnant : « Dis que ta mère est une putain, dis que ton père est un pédé. » Enfin, de Juan Antonio Pacheco (alias Billy el Niño), ex-inspecteur de police qui aimait à frapper les détenus à coup de matraque au seul motif (c’est lui qui s’en vante) que leur tête de lui revenait pas.
Le gouvernement de Mariano Rajoy a réussi à empêcher au mois de mai la tenue de la téléconférence au consulat argentin en Espagne qui aurait permis à María Servini d’auditionner les plaignants. Son parti (le Parti populaire) s’y opposait avec cynisme au motif « de ne pas rouvrir les cicatrices du passé ».
On comprend aisément l’inquiétude dans les milieux de droite, et a fortiori de la droite la plus extrême : c’est que derrière ces quatre plaintes il y en a déjà 170 autres en attente, exigeant des mandats d’arrêt contre d’anciens ministres, des membres de l’Église, des militaires et des policiers. Et ça tombe plutôt mal pour le gouvernement puisque la semaine dernière des représentants des Nations unies (constitués en Groupe de travail sur les disparitions forcées) étaient en mission en Espagne en vue de pousser les autorités à créer une Commission de la vérité ; commission chargée de faire la lumière sur les quelque 150 000 disparitions dues à la répression franquiste, ainsi que sur les 30 000 enfants « soustraits » (c’est-à-dire volés) à leurs mères ou familles « rouges » pour être confiés à des familles « bien-pensantes » (c’est-à-dire national-catholiques).
Nos camarades anarcho-syndicalistes ibériques n’ont pas manqué de rappeler qu’il serait bon aussi d’inculper toutes les entreprises ayant bénéficié de l’exploitation des prisonniers politiques sous la dictature ; notamment dans les grands travaux de construction de routes, barrages, canaux d’irrigation (comme le canal du Guadalquivir qui était plus connu sous le nom de canal des prisonniers). Ils exigent donc réparation pour ceux qui ont dû subir ce « travail d’esclave », et espèrent que le processus judiciaire entamé marque « le début de la fin de l’impunité des crimes franquistes ».