Enterrer les fantômes, ressusciter les révolutions (1)

mis en ligne le 21 mars 2013
Ma mémoire politique a émergé comme telle à la fin des années 1980. De cette époque à nos jours, des projets créatifs et de régénération antiautoritaire ont fleuri dans le milieu habanero et cubain, en dépit de la profonde désarticulation sociale produite par l’établissement du capitalisme d’État bureaucratique et « développementiste » instauré à Cuba. Un récit détaillé de ces faits excéderait les limites de notre texte, mais il est indispensable de se référer à certains d’entre eux si on veut rendre compte du fond social d’où a surgi le thème central de notre chronique, dont l’ordre sera donné par mes expériences vécues les plus directes et mes souvenirs les mieux organisés.
En plein succès de la reconstruction de l’ordre étatique à Cuba, appliqué en toute rigueur dans les années 1980, à la suite de près de vingt ans d’éradication « révolutionnaire » de toutes les formes associatives et de pensée autonomes existant dans la société, les générations formées dans les nouvelles écoles d’art étatiques (Escuela Nacional de Arte et Instituto Superior de Arte) furent parmi les premières à démontrer l’impossibilité de concilier les tentatives de modernisation autoritaire dans la société cubaine avec l’esprit de libre créativité, nécessaire pour faire vivre le moindre programme d’éducation artistique un tant soit peu crédible.
Un des cas les plus évidents de cette incompatibilité fut celui de la première génération d’artistes plastiques formés à l’Institut supérieur d’art de La Havane, d’où jaillirent les projets Artecalle, Puré, Castillo de la Fuerza, etc., qui firent trembler les murailles du
« réalisme socialiste » à la cubaine, que les commissaires culturels voulaient imposer comme canon artistique. Au même moment, on vit apparaître des cantautores (auteurs-interprètes) comme Carlos Varela, Santiago Feliú, Donato Poveda, Gerardo Alfonso, Frank Delgado, Adrian Morales, qui bouleversèrent le pacte complaisant établi entre les trovadores et les gouvernants. Prenant forme peu à peu avec les Silvio Rodríguez, Pablo Milanés, Vicente Feliú, etc., il a été définitivement mené à son terme avec la transformation du premier en député du délétère Parlement national et directeur d’une compagnie de disques qui opère sous les formes classiques de la production capitaliste.
Mais il y eut plus que cela : il y eut du théâtre autonome, avec Víctor Varela et une pièce comme La Cuarta pared (Le Quatrième Mur), dont les représentations avaient lieu chez lui, dans un défi franc et précurseur à la muraille bureaucratique du Conseil national des arts scéniques ; il y eut la naissance d’un heavy metal clairement contestataire et de bonne qualité musicale depuis Metal Oscuro jusqu’à Monte de Espuma, avec sa chanson culte Ese hombre está loco (Cet homme est fou), qui faisait allusion au caudillo local, ou avec les frères Míster Acorde, qui purent soutenir, au risque de leur vie, une école de musique reposant sur des méthodologies intuitivement libertaires.
Il y eut la poésie de Ramón Fernández Larrea, de Raúl Hernández Novás, des bardes aux tendances esthétiques presque opposées mais unis par la volonté de l’autonomie créatrice et par leur recherche de la liberté spirituelle, il y eut les récits de Chely Lima et Alberto Serret, figures de proue d’une littérature pour les jeunes aux résonances lyriques et antiautoritaires, ennemis de toute caporalisation spirituelle. Ces projets furent menés en référence à une série télévisée inoubliable, qui en son temps condensa tout ce réseau de créativité : Shiralak (1992), une excellente, et jusqu’ici non égalée, production télé-visuelle de science-fiction, aux résonances philosophiques profondes sur le pouvoir et l’autorité qui impliqua de jeunes créateurs venant de sphères différentes, et démontra la haute capacité d’organisation et de gestion de ces collectifs créatifs au moment même où la crise économique et sociale de l’ordre étatique battait son plein.
Au début des années 1990, émergèrent des collectifs comme Paideia, El Establo, qui sans être le moins du monde libertaires, étaient à la recherche d’une création dans la liberté, ou des espaces comme La Clínica, fondamentaux pour la formation de certains de nos compagnons, devenus aujourd’hui des anarchistes actifs. La période du chant du cygne du socialisme de caserne cubain des années 1980 fut remplie de fines sonorités libertaires, qui mériteraient une histoire plus détaillée, dépassant les limites étroites et bien connues de la capitale du pays.
Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : ces élans de régénération sociale ne trouvèrent ni les mots ni le véhicule qui auraient pu définir et rassembler toutes les précieuses énergies qu’ils renfermaient. Face à ces élans diffus, une figure obscure comme Roberto Robaina González reçut le feu vert des dirigeants du pays pour donner une nouvelle image à l’Union des jeunes communistes cubains (qui n’avait de jeune que l’âge tendre de ses membres), une fois que le président antérieur, Luis Orlando Domínguez, eut été expulsé et condamné par la justice pour corruption.
Le nouveau chef de l’Union des jeunes communistes transforma rapidement l’organisation en une agence de fêtes, de sorties dans de toutes récentes discothèques et dans des restaurants, d’excursions à la campagne et tout un succulent assortiment de prébendes dépolitisantes, comme récompenses à ceux qui faisaient montre de la plus grande vocation révolutionnaire… pour mieux servir leurs supérieurs. « 100 % cubano » (« 100 % cubain »), « 31 y pa’lante » (« 31 et en
avant ») 1 et ensuite « Lo mío primero » (« Ce qui est à moi en premier »), furent quelques-unes des consignes des campagnes millionnaires financées, au début des années 1990, par la machinerie propagandiste de la Jeunesse communiste et du PC pour faire face à l’immense crise de crédibilité qui s’annonçait.
Cependant, les années 1990 furent non seulement celles de la débâcle rapide du modèle de socialisme étatique subventionné et sous contrôle de la puissance de l’URSS, mais aussi de l’évaporation de larges secteurs du naissant monde contre-culturel cubain. Como los peces (Comme les poissons), disque du grand trovador Carlos Varela, résuma l’état d’esprit des années 1990 : s’en aller du pays, comme les poissons, en se jouant des risques inhérents à la traversée du détroit de Floride sur des pneus de camion, devint le symbole d’une rébellion sans horizon libérateur qui, devant le collapsus alimentaire, celui des transports, de la « morale socialiste », et les coupures quotidiennes d’électricité, trouva dans la fuite du pays la seule voie pour reconstituer les rêves typiques de la classe moyenne cosmopolite qui se cachaient derrière l’idéologie de « l’homme nouveau » de l’État cubain.
Ce n’est pas par hasard si une chanson ultérieure, du début de ce siècle, du même trovador a été La Verdad (La Vérité), un chant au relativisme moral le plus réactionnaire et pédant :
« La verdad de la verdad
Es que no es lo mismo
Parecer
Que caer en el abismo
De la verdad… » 2
La fuite massive de centaines de milliers de personnes, des jeunes pour la plupart, entre 1992 et 1999 environ, priva le pays d’une bonne partie des réserves d’énergies nécessaires pour continuer les luttes sociales qui s’esquissaient faiblement au cours des années 1980. Quelque chose, cependant, devait arriver.

Rencontres d’auto-apprentissage
Ma première expérience de politisation anticapitaliste naquit à l’Institut supérieur pédagogique José-Varona de La Havane, la dernière carte dans le lot des offres universitaires pour un jeune au début des années 1990, pour étudier rien de moins que le marxisme-léninisme, une science-fiction après la débâcle des studios Soviexport films.
Au rebours de ce qu’on pourrait imaginer, dans les facultés de marxisme-léninisme, de musique, d’espagnol et littérature, d’arts plastiques et de géographie, on pouvait rencontrer des gens intéressants capables d’entreprendre des projets socioculturels autonomes. De là naquit l’idée de la revue Nostredad, dont le seul numéro fut une tentative de travail collectif très ardu et de coopération malgré les différences entre des camarades qui se rattachaient à divers courants d’idées, existentialistes, mystiques, chrétiens, et le type de marxisme que Miriam Herrera, Darié Gonzales, Julio Tang, moi et d’autres camarades nous tentions d’élaborer dans ces années-là.
Cette riche cohabitation et ce ferment d’espaces de rencontres, de conversations nocturnes nous inoculèrent le virus de l’auto-organisation et de l’auto-apprentissage. De là surgit, au milieu de l’année 1998, l’idée de créer un groupe d’études et de débats, dont le premier thème fut le 30e anniversaire des événements révolutionnaires de mai 1968, dont nous parlâmes dans l’actuel Coco Solo Social Club, là où eut lieu le dernier Observatorio Crítico.
Ces rencontres d’auto-apprentissage nous obligèrent à reproduire une énorme quantité de matériaux avec toutes sortes d’amis, ce qui entraîna la création de réseaux durables
d’entraide, lesquels permirent à leur tour l’ouverture de dialogues intéressants et de réflexions collectives qui préparèrent le terrain pour le futur. En ce sens, l’expérience fonctionna comme une référence pour les potentialités que pouvaient receler ces espaces d’auto-éducation et de création de réseaux sociaux.

La parenthèse du travail de parti
De la fin 1997 à 2001 environ, plusieurs de ceux d’entre nous qui participions à ces ateliers évoluâmes vers le militantisme politique de type trotskiste, influencés par les échanges organisés avec des camarades de la Jeunesse socialiste du Parti socialiste des travailleurs des États-Unis, affiliés à la IVe Internationale, et par les contacts avec Susana Bacherer, une camarade du Parti ouvrier révolutionnaire (POR) de Bolivie, installée alors à La Havane au côté de son père Pablo, qui souffrait d’un cancer en phase terminale. Quatre ans au cours desquels nous nous immergeâmes avec toute notre énergie dans le travail de parti : l’« épuration idéologique », les « débats de fraction », la « propagande, programmatique au sein de la classe ouvrière », une époque où nous fondâmes la Basta (Brigade d’action sociale contre le totalitarisme et l’aliénation) et le Projet Jonas, deux formes de projection dans le futur qui vécurent en une tension interne féconde.
Alors que la Brigade vivait au petit matin, dans cette tension qui naissait de la discrète distribution de tracts dans les rues, à l’occasion des marches officielles contrôlées, dans la méga-fête officielle de livres, dans la prison, réhabilitée et ténébreuse, de la Cabaña, le Projet Jonas ouvrait des voies d’interconnexion avec le Festival de Rap d’Alamar et le Grupo1 (Rodolfo Rensoli, Valexi Rivero), grâce à Manuel Martínez « El Pollo », à partir du programme radiophonique qu’il avait à cette époque sur une chaîne officielle, avec les performers d’Omni et les poètes de Zona Franca, les festivals Poesía Sin Fin (Poésie sans fin). Peu à peu, tout cela éroda sainement nos notions organisationnelles et le sens de notre parti politique domestique.
Notre zone de développement la plus proche – un terme emprunté à une certaine pédagogie – ne serait pas la classe ouvrière dont nous parlaient les manuels de révolution des compas trotskistes, mais les groupes et les individualités qui, à partir de la création culturelle, étaient en train de réélaborer le concept de révolution et d’explorer les inégalités et les formes de domination qui naissaient dans le Cuba des années 1990. Dans ce cadre, nous retrouvâmes les premiers pas faits avec le groupe d’auto-étude, en reconsidérant les formes organisationnelles impliquées dans cette pratique et ses potentialités sur la scène qui se présentait à Alamar.
De là naîtrait le premier événement organisé entre le Projet Jonas et Grupo1, si mon souvenir est bon, en juin 2002, à la Maison de la culture du quartier de Guiteras (à l’est de La Havane), en vue de commémorer le cycle de création sociale radicale des années 1960. Là, de nombreuses personnes qui ressentaient l’utilité et la valeur de ce genre d’espaces se rencontrèrent et se reconnurent : pour ceux d’entre nous qui avaient fondé le groupe d’études et de débats cinq ans auparavant à Coco Solo, cela ne fut pas autre chose qu’un retour à nos élans des origines, mais cette fois-ci à côté de nouveaux camarades et dans un cadre plus large. Dès lors, nous avançâmes d’un pas plus assuré sur la voie de l’autonomie organisationnelle et de la production d’une pensée radicale qui fut à la hauteur des circonstances que nous vivions. Ce fut le début de ce qui deviendrait la Cátedra (Chaire) Haydee Santamaría, le premier collectif du Réseau Observatorio Crítico.
Forum de la jeunesse antifasciste, l’Humanisme comme paradoxe de la civilisation, les Autres Héritages d’octobre, Nous penser à propos du reggaetón furent, entre autres, quelques-uns des événements que nous organisâmes et qui donnèrent lieu à la création d’autres espaces plus quotidiens, comme La Escuelita, qui déboucha sur l’organisation, en avril 2007, du premier Observatorio Crítico, un événement organisé au tout début par la Cátedra Haydee Santamaría, qui naquit avec la vocation explicite de servir de réseau permanent, permettant de nous doter d’une capacité d’autogestion, d’entraide et de fraternité pour réaliser tous nos projets socio-culturels et soutenir toutes ces personnes qui souhaiteraient emprunter la voie de la critique dans le futur.
Ce fut dans ce sens que fonctionna pour nous depuis le début la relation avec l’association Hermanos Saiz, une agence culturelle para-étatique, contrôlée par l’Union des jeunesses communistes et le vice-ministre de la Culture, pour l’accompagnement et le contrôle idéologique du travail des jeunes créateurs à Cuba : nous recourions à la protection temporelle d’une organisation de cette nature pour pouvoir développer notre propre organisation.

Marcelo « Liberato » Salinas
Traduction de Miguel Chueca



1. Cette consigne fut lancée à la fin de l’année 1989, quand le régime était sur le point d’entrer dans sa 31e année d’existence. (NdT)
2. « La vérité de la vérité est que paraître n’est pas la même chose que tomber dans l’abîme de la vérité. » Cette chanson apparaît parfois sous un autre titre, Las 25 mil mentiras de la verdad (Les 25 000 mensonges de la vérité). (NdT)