Femmes libres : toujours d’actualité

mis en ligne le 6 décembre 2012
En 1937 se tenait à Valence le premier et unique congrès du groupement Mujeres Libres, quatrième composante du mouvement libertaire espagnol. Le soixante-quinzième anniversaire de cet événement a été célébré à Barcelone les 28 et 29 juin, ainsi qu’à Valence du 24 au 28 septembre de cette année. Pour l’occasion, la CGT espagnole a édité une anthologie rassemblant quelques-uns des articles les plus intéressants publiés à l’époque dans leur revue éponyme, avec dessins et maquette qui aujourd’hui encore nous surprennent par leur modernité. On peut y trouver (ou retrouver) des textes de Amparo Poch Gascón, Aurea Cuadrado, Emma Goldman, des poésies de Lucía Sánchez Saomil, ou de León Félipe, des dessins de Baltasar Lobo, etc. Tout cela rassemblé dans cette anthologie dont le but est de donner un aperçu des idées et de la vie de milliers de femmes libertaires célèbres ou anonymes qui donnèrent leur énergie et parfois leur vie pour construire un monde meilleur.
Les journées commémoratives de Valence ont permis à la CGT espagnole (organisatrice) de réaliser un entretien-débat avec Josefina Juste, historienne de l’Université populaire Mères de la place-de-Mai (Argentine), et Emilia Moreno, déléguée du groupe des femmes de la CGT, toutes deux animatrices du programme Mujeres Libres sur Radio Klara (Valence). Elles ont ainsi déclaré : « Il ne s’agit pas de faire de l’archéologie, mais de récupérer pour le présent la mémoire de femmes qui sont un exemple d’engagement politique et éthique, pour elles-mêmes et pour l’ensemble de la société. »
Pour résumer, Mujeres Libres fut un groupement de femmes très engagées, autant en politique que dans leur condition et vie quotidienne. Elles furent plus de vingt mille à en faire partie tout en militant également dans la CNT, la FAI ou les Jeunesses libertaires. Elles se réclamaient de l’anarchisme mais pas du féminisme en vogue à l’époque, qui était celui des suffragettes anglo-saxonnes qu’elles considéraient d’essence bourgeoise.
Certains des objectifs d’alors sont toujours d’actualité : elles revendiquaient le droit à l’avortement, à l’amour libre, au divorce pour celles qui étaient mariées, au contrôle des naissances et au respect de leur corps, etc. À l’époque, en moins de trois ans (d’avril 1936 à février 1939), elles obtinrent de grands succès par le biais des athénées libertaires de femmes (avec trois centres principaux : Madrid, Barcelone et Valence), mettant l’accent sur l’auto-organisation et l’alphabétisation (en 1936 près de la moitié de la population est analphabète). Elles se livraient à un travail d’information sur la contraception, la maternité, les menstrues, etc., sujets largement méconnus ou très peu abordés dans ces années-là. Elles ne négligèrent pas non plus le côté culturel par le biais de leur revue Mujeres Libres.
L’histoire a laissé de côté le rôle du groupement Mujeres Libres, d’abord parce que la révolution libertaire est elle-même assez occultée, ensuite parce que certaines de leurs revendications, comme le droit à l’avortement ou l’union libre, ne sont toujours pas complètement admises aujourd’hui. D’autre part, même dans l’historiographie libertaire, Mujeres Libres n’apparaissait pas avant les années 1980. Pendant la guerre civile, les militants anarchistes avaient, par rapport aux femmes, un comportement paternaliste ; quant à celles qui prônaient ouvertement l’amour libre, elles pouvaient connaître certains problèmes car défendre des formes de « rapprochement » qualifiées de promiscuité pouvait leur valoir d’être traitées de putains. Quand nous parlons de paternalisme, nous voulons dire que, durant la guerre, les femmes étaient reléguées à l’arrière-garde, dans des tâches de services ou pour remplacer la main-d’œuvre masculine qui était partie au front. Rapidement, on n’a plus laissé les femmes combattre. De même dans les assemblées anarchistes, on les laissait peu participer. Elles ne purent non plus intégrer collectivement les organisations libertaires qui ne reconnaissaient que la division par profession ou branche d’activité, mais pas par genre. Ce qui amena les militantes de Mujeres Libres à dénoncer les compagnons anarchistes qui avaient un double comportement : ils prononçaient des discours grandiloquents sur l’égalité, qu’ils ne mettaient pas en application dans le foyer familial.
Pendant l’exil, après 1939, on compta une cinquantaine de groupes de Mujeres Libres. Le plus important était situé à Toulouse, mais il y en eut d’autres en France, par exemple près de Béziers avec Sara Berenguer 1 et en Angleterre, à Londres, avec Suceso Portales 2, qui se maintinrent jusqu’en 1976 – le plus important étant celui de Toulouse. En même temps il y eut en Espagne, dans la clandestinité, un travail significatif de certaines femmes comme Lucía Sánchez Saornil 3, et cela malgré les difficultés de l’époque : le franquisme avait décrété que la femme devait vivre en fonction de l’homme, comme son appendice, étant ainsi reléguée au rôle de procréatrice, de cuisinière ou de couturière.
Aujourd’hui les choses ont-elles évolué favorablement ? Rien n’est moins sûr (et c’est un euphémisme) ; le système capitaliste patriarcal a toujours voulu dominer le corps des femmes, niant notre capacité à décider nous-mêmes de notre corps et de notre sexualité, et tendant ainsi à contrôler notre capacité reproductive en fonction des besoins dudit système capitaliste. L’obligation de virginité avant le mariage et de maternité après a été une constante tout au long de l’histoire des systèmes dominants. Ceux-ci se basant sur la domination et l’exploitation, ils ont utilisé les femmes en fonction de leurs objectifs économiques et sociaux, et tous ont contribué à rendre invisibles celles qui étaient en capacité de donner la vie. Malgré cela, les femmes, au long de l’histoire, ont élaboré des stratégies pour décider ou non d’enfanter, donc de contrôler les naissances.
La crise actuelle provoquée par le système capitaliste/patriarcal est un prétexte pour attaquer les droits des femmes. Avec une politique de coupes budgétaires affectant les droits sociaux, et d’attaques contre la législation du travail, la droite espagnole prétend en finir avec les conquêtes féminines acquises dans les luttes au cours de ces soixante-dix dernières années. Il y a une bataille permanente pour nous empêcher d’accéder à l’IVG (seulement 3 % des IVG sont pratiquées dans le secteur public de la santé). La hiérarchie de l’Église catholique la plus rétrograde et les groupements catholiques les plus ultraconservateurs, mènent une campagne très agressive et à caractère fasciste contre nous autres femmes.
Par ailleurs, les coupes budgétaires et les licenciements massifs, ainsi que les incessantes « réformes » de la législation du travail, sont en train de nous rejeter, nous les femmes, en dehors du marché du travail. Dans les services publics de la santé, on nous cantonne au rôle d’assistantes de personnes dépendantes, cela sans toucher de salaire ou alors un salaire de misère. Les femmes de ménage subissent des licenciements parce que les employeurs d’ETT (Entreprise de travail temporaire) refusent d’établir des contrats légaux. La pression contre les couples non normatifs est également chaque fois plus grande. La violence du système capitaliste/patriarcal augmente et les jeunes femmes sans ressources économiques sont acculées à avoir recours aux avortements clandestins ou à subir des maternités non désirées.
Avec le combat féministe, depuis les années 1970, nous avons obtenu la modification de la loi, ce qui nous permet de ne pas avoir à justifier notre choix d’avorter, dans les quatorze premières semaines de grossesse. Il faut rappeler les obstacles que rencontrent les femmes pour faire appliquer ce droit, étant donné que dans certaines communautés autonomes (Navarre, etc.) la loi IVG n’a pas cours ; il y a aussi le cas des femmes immigrées qui n’ont pas le droit d’avorter dans le secteur public. Quant à la formation et à la prévention, ce sont deux aspects invisibles, dans les institutions de formation ou sanitaires. Avec la disparition des centres du Planning familial, la consultation contraceptive et tout ce qui a trait à la santé sexuelle deviennent plus difficiles d’accès.
Le 28 septembre, journée internationale de la dépénalisation de l’avortement, les femmes – et les hommes – de la CGT espagnole ont rappelé qu’elles – qu’ils – continuaient la lutte, pour le « droit des femmes à l’autodétermination de leur corps », comme Federica Montseny, ministre de la Santé qui avait défini et imposé le droit à l’avortement en 1936. Dans le cadre de ce combat, les femmes – et hommes – de la CGT espagnole exigent :
1. Dépénalisation de l’IVG avec la garantie de son application dans chaque communauté.
2. Avortement libre et gratuit dans le service hospitalier public, sans possibilité pour les médecins d’invoquer le « cas de conscience » pour refuser cet acte.
3. Garantie pour une éducation affective/sexuelle libre et plus seulement hétéronormative.
4. Droit d’information sur toutes les méthodes contraceptives et gratuité de celles-là.
5. Droit des femmes à décider pour leurs corps : les femmes accouchent, les femmes décident.
6. Droit des femmes à jouir d’un projet de vie propre. Législation du travail prévoyant des postes de travail adéquats pour elles, leur permettant de profiter du droit à la maternité.
Ce combat sera encore long ; les machistes honteux se sont transformés en néomachistes et dans le plus pur style ambivalent n’hésitent pas à clamer leur admiration et leur respect pour les femmes, alors que dans le même temps ils démontrent par leur comportement quotidien le mépris et la haine qu’ils ressentent pour elles. Le néomachisme prétend tout faire pour les femmes, mais rien avec elles.
Pour finir, laissons la parole à Sara Berenguer, qui à l’occasion de la sortie de son livre 4 un an avant sa mort déclarait : « Je dédie ce livre à toutes les femmes qui ont lutté pour la liberté et l’émancipation féminine. À toutes celles qui ont été humiliées, battues, emprisonnées et assassinées sous le franquisme ; à celles qui sont tombées dans les camps de la mort nazis et à toutes celles qui subissent le machisme jaloux et possessif. »

Rosine Pélagie
Groupe Salvador-Seguí de la Fédération anarchiste












1. Jacinte Rausa, Sara Berenguer, éditions du Monde libertaire et Alternative libertaire. Lire aussi sa nécrologie par Hélène Hernandez, parue dans Le Monde libertaire, n° 1601, 24 juin 2010.
2. Suceso Portales participe activement au mouvement Mujeres Libres dès sa création en avril 1936, puis, après la victoire franquiste, s’exile à Londres où elle rééditera à partir de 1964 la revue Mujeres Libres. Elle s’installera ensuite en France près de Béziers (où se trouve déjà Sara Berenguer) et enfin retournera en Espagne après la mort de Franco.
3. Guillaume Goutte, Lucía Sánchez Saornil, poétesse, anarchiste et féministe, éditions du Monde libertaire.
4. Mujeres de temple (Femmes de caractère), éditions L’Eixam.