Obsolescence de la prison

mis en ligne le 21 juin 2012
1678PrisonsIl a tué, elle a volé, il a torturé, elle a blessé, il a détruit des biens, elle a avorté, il a contrevenu aux bonnes mœurs sexuelles, elle a traversé en dehors des clous de la normalité, il a désobéi à la loi militaire, elle a escroqué, il a transgressé la loi sociale, elle a renversé par mégarde un enfant avec son véhicule, il a usé de drogue, elle n’a pas soigné son bébé correctement, il a publié des idées interdites, elle a empoisonné ses proches, etc.
La prison ou un enfermement quelconque plus ou moins long sanctionne très souvent ces délits ; la prison, par la loi qui condamne, exprime en quelque sorte ce que doit être la normalité sociale ; la prison prétend être une limite, provisoire ou perpétuelle, à la puissance sans frein de l’être humain ; la craindre, la prison, préviendrait du désordre et maintiendrait les règles.
Si on emprisonne encore aujourd’hui, on n’exécute plus sur la place publique car, en France, la peine de mort est abolie ; ce qui n’est pas le cas dans de nombreux autres pays. Guillotine au rancart, certes, mais transformée chez nous en une longue et sèche agonie carcérale. Et, rappelons-le avec insistance, quand un condamné entre en cellule, c’est aussi un peu sa famille, ses enfants et ses amis qui partagent son internement.
La pluralité des délits et la diversité des prisonniers, qui va des « politiques » de toute sorte aux droits communs les plus variés, conduisent les familles et les proches de l’extérieur à diversifier leur solidarité et leur soutien, à moduler l’accompagnement des emprisonnés.
Cependant, si l’on veut prolonger une réflexion sur ces questions, il s’agira de ne pas être trop angéliques et trop naïfs, et de reconnaître qu’il y a des déviants dangereux, et qu’il faudra les maintenir, fermement, le temps nécessaire à les rendre inoffensifs ; on devra donc les maîtriser en attendant un retour au calme, les maîtriser sans heurts excessifs.
Car une autre réalité devra être énoncée : le prisonnier ne peut jamais être réduit à sa « faute ».
Pour autant, après le meurtre, après le vol, après le délit, etc., une fois que le mal aura été accompli − mal ou ce que l’on nomme comme tel −, et que l’on ne pourra plus revenir en arrière, il s’agira d’imaginer, d’inventer d’autres façons de faire pour retrouver la vie ordinaire, d’autres pratiques que l’emprisonnement qui désespère.
Si l’essentiel consiste à rétablir un équilibre rompu, quelles seront les autres possibilités à proposer ? Nous savons que notre inventivité à gérer les écarts de conduite et les conflits montre surtout une pauvreté d’imagination, révèle notre impuissance à innover.
Parce qu’il sera d’abord demandé au « coupable » de rendre des comptes à ses égaux devant qui il sera entendu en jugement ; car il faudra donner des mots au mal, l’expliquer autant que possible − le manque d’expression orale est souvent la cause du passage à des actes répréhensibles − ; il faudra que le « coupable » dédommage les victimes dans la mesure où on voudra tenter de réparer ce mal, qu’il compense, parce que, dans la société, il y a comme un contrat implicite, un contrat de bon comportement entre les humains.
Le prisonnier devra donc, pour faire retour à la situation antérieure, tenter, si possible, une réhabilitation, une sorte de rachat social aux yeux des autres, après avoir calmé leur colère et apaisé le scandale ressenti. Or un prisonnier a rarement honte de ce qu’il a fait et il n’a pas souvent non plus de regrets ; si ce n’est celui de s’être fait prendre… Le contrat implicite, c’est qu’une certaine justice doit régner entre les humains, pas n’importe quelle justice, certes. Par exemple, pas la justice actuelle qui est surtout une justice de classe, une justice de riches ; oui, il n’y a qu’à constater que c’est une majorité de pauvres, de malades, de malchanceux, qui peuplent les prisons. Les riches, les puissants y échappent presque toujours ; ils ont les moyens de détourner les coups.
Mais nous dirons aussi qu’une justice directe et populaire risquera d’être plutôt brutale, expéditive, ressemblant moins à une justice qu’à une vengeance sociale ou personnelle. Les victimes, ou leurs proches, dans la colère, quand elles le peuvent, demandent sanction et punition ; elles demandent surtout réparation, par des indemnités financières, par la prison, par la mort, par la volonté d’équilibrer les souffrances, jadis par différentes tortures effroyables. Or, voit le jour, actuellement, l’idée que la justice devrait plutôt « prendre soin » tant de la victime que de celui ou de celle que l’on nomme « coupable ». Car punir, ce n’est pas faire réparation. C’est souvent se précipiter dans une réplique rapide et quasiment pulsionnelle. D’ailleurs, est-ce que la punition console ? Est-ce que la punition aide la victime ou ses proches à faire le deuil des dommages subis ? Et que recouvre cette expression de journalistes en mal de vocabulaire et dont on nous rebat les oreilles : « Faire le deuil » ?
Pour autant, aujourd’hui, l’institution prison est remise en question car elle n’apporte aucune solution positive ; au pire, elle aggrave les situations : la société civile est donc à la recherche d’une autre justice, d’une justice réparatrice, d’une alternative réparatrice à la prison. Crier, sans plus, avec véhémence : « À bas les prisons ! », soulage et réconforte à moindre frais une bonne conscience humaniste.
À un niveau plus politique − mais il est dit que tout est plus ou moins politique −, dans des pays où les droits humains ont été plus que bafoués, avec des morts à ne plus savoir les compter, en Afrique du Sud, en Espagne pendant la guerre dite civile, au Rwanda et dans différents pays d’Amérique latine, etc., des démarches « de vérité et réconciliation », des actions d’oubli ou de pardon volontaire des actes commis ont été mis en place avec plus ou moins de succès et d’efficacité. Sans prendre suffisamment en compte − c’est une certitude − la souffrance des victimes et souvent sans leur accord. Il s’agissait alors, il s’agit encore, et essentiellement, de maintenir une paix sociale pour continuer de vivre, oui, continuer la vie quotidienne…
Ceux qui tiennent le pouvoir d’État savent que la prison est un instrument efficace pour brimer ses ennemis politiques, mais il arrive également que la prison soit un lieu de combat. Rappelons l’appel du 9 octobre 1909, quand le Industrial Worker écrivait : « On recherche : des hommes pour remplir les prisons de Spokane. » Oui, c’était le cri des wobblies : « Remplissez les prisons ! », cri paradoxal quand il s’agissait de réclamer la liberté de parole dans la rue. Mais rien n’est simple ; d’autres ont crié : « La liberté ou la mort ! » ; ils préféraient cette dernière en livrant un dernier combat pour la liberté. Ailleurs, d’autres encore ont dit que l’on pouvait se sentir libre en prison et s’y tenir bien droit quand certains se voûtent avec le temps sous le poids de la peine à subir. Pierre Martin parlait de la prison comme d’une délivrance (Réfractaires à la guerre d’Algérie, d’Erica Fraters, p. 166), mais il s’agissait de passer de l’arbitraire le plus pur à un état de droit.
Si nous évoquons ces différents regards pour réfléchir sur l’enfermement carcéral, c’est moins pour dire et décrire une situation de fait que pour ouvrir l’horizon des possibles, pour poursuivre un débat et le transformer en combat. Et puis, si nous continuons la réflexion, qui dit prison dit en amont police. Voici ce qu’écrit Pierre Bance dans un article intitulé « Maintien de l’ordre en anarchie, droit, justice et police libertaires » (extrait de AutreFutur.org. Pour un syndicalisme de base, de lutte, autogestionnaire, anarcho-syndicaliste et syndicaliste révolutionnaire, 22 février 2012) : « L’idéal d’Utopie ne sera probablement jamais atteint ; en attendant, il faut vivre en s’en rapprochant. Même durant le bref été de l’anarchie, en Catalogne, la police ne disparut pas1. Il faut donc, pour éviter que ne réapparaissent les travers du droit de la force régalienne, que les citoyens conçoivent une police différente, une police qui soit leur émanation par élection ou tirage au sort, et qu’ils contrôlent complètement par des mandats précis et la révocabilité 2. Une police dont la mission sera de ne jamais intervenir quand des solutions pacifiques seront possibles, dont la seule finalité sera la protection de la population contre les faiblesses inhérentes à l’être humain. Évidemment, une délégation de la police aura pour but, comme dans toutes les sociétés, de protéger l’ordre nouveau, serait-il révolutionnaire et anarchiste, contre les agissements de la contre-révolution qui, n’en doutons pas, sera longtemps active et probablement cruelle ; autant dire que, là aussi, les procédures de désignation, de mandat, de contrôle et de révocation devront être drastiques pour éviter les dérapages que connurent les milices lors des révolutions passées 3. »
Allez, dormez bien car la fenêtre de votre chambre qui donne sur la nuit n’a pas encore de barreaux.

Cercle libertaire Jean-Barrué









1. « Bref été de l’anarchie » par référence au livre de Hans Magnus Enzensberger, Le Bref été de l’anarchie. La vie et la mort de Buenaventura Durruti (1975), traduit de l’allemand par Lily Jumel, Paris, Gallimard, « Imaginaire », deuxième édition, 2010, 418 pages. Une curiosité littéraire où la vie de Durruti est racontée par le seul assemblage d’extraits de reportages, discours, tracts, brochures, témoignages, etc. Sur la problématique du pouvoir et de la révolution sociale avant, pendant et après la guerre d’Espagne s’impose, par sa portée générale, le livre de César M. Lorenzo, Le Mouvement anarchiste en Espagne : pouvoir et révolution sociale. Sans avoir besoin de partager les idées et les considérations de l’auteur, tout militant antiautoritaire devrait le lire pour mesurer, selon des circonstances données, la marge qui sépare l’idéal de sa réalisation (Saint-Georges-d’Oléron, Éditions libertaires, deuxième édition revue et augmentée, 2006, 560 p. ; la première édition est parue au Seuil, en 1969, sous le titre Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, 1868-1969). Le livre, moins personnellement engagé, de François Godicheau, La Guerre d’Espagne : république et révolution en Catalogne (1936-1939), est aussi d’une enrichissante lecture parce qu’il y traite principalement des questions d’ordre, de légalité, de justice, de police notamment au regard des problèmes théoriques et pratiques rencontrés par la Confédération nationale du travail ; par exemple le chapitre V s’intitule : « Construire une justice républicaine contre le désordre révolutionnaire » (Paris, Odile Jacob, « Histoire », 2004, 460 p.). Dans ces ouvrages, on sera étonné de l’efficacité des anarchistes à reconstituer une police dans toutes ses missions, y compris le renseignement.
2. On signalera au passage que le Code de procédure pénale prévoit que, « dans les cas de crime flagrant ou de délit flagrant puni d’une peine d’emprisonnement, toute personne a qualité pour appréhender l’auteur et le conduire devant l’officier de police judiciaire le plus proche » (article 73). Tout le monde connaît aussi le délit de non-assistance à personne en danger de l’article 223-6 du Code pénal : « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende » (alinéa 1er).
3. Par le passé, les polices révolutionnaires, rebaptisées milices, milices ouvrières, patrouilles de contrôle… ne furent pas toujours à la hauteur de leur mission et la justice populaire se réduisit parfois au lynchage.