Autriche : un bal qui donne la nausée

mis en ligne le 2 février 2012
En Autriche, la tradition des bals témoigne d’une splendeur passée, liée à l’Empire austro-hongrois. Il y a le bal de l’opéra bien sûr – le plus connu –, mais aussi le bal des chasseurs, le bal des juristes, des médecins, des sous-officiers… et encore, depuis 1952, celui de la Fédération des corporations pangermanistes (« Burschenschaften »). Historiquement ces associations liées aux universités ont joué un rôle positif dans l’unification de l’Allemagne (1871) et dans la défense de la liberté d’expression. Seulement, avec la montée du nazisme, la plupart d’entre elles se sont mises au service du grand Reich… et en ont conservé l’idéologie ! En 1945, alors que les corporations les plus dangereuses étaient interdites en Allemagne, l’Autriche qui renaissait en se présentant frauduleusement comme le pays « première-victime-du-nazisme » n’accomplissait même pas ces pas pourtant élémentaires vers la dénazification 1.
Non seulement ces Burschenschaften se sont développées en Autriche mais le bal qui les rassemble chaque année est devenu au fil du temps le point de rencontre de toute l’extrême droite européenne, le ventre fécond de la bête immonde. Que ce soit le Vlaams Belang belge, l’Ataka bulgare ou le Jobbik hongrois 2, tout ce petit monde semant la peste brune virevolte au son des violons dans la Hofburg, le plus prestigieux palais de la ville, où réside le président autrichien. Néolibéralisme oblige, c’est une société privée qui gère la location des lieux et, c’est bien connu, l’argent n’a pas d’odeur, même lorsqu’il sent très fortement l’épidémie brune. Cette année, parmi les invités… une certaine Marine Le Pen, venue s’entretenir au passage avec le deuxième vice-président du Parlement autrichien, Martin Graf, membre du FPÖ 3, parti du sémillant leader Heinz-Christian Strache (41 ans), successeur de Jörg Haider (décédé en 2008 suite à un accident lorsqu’il conduisait en état d’ivresse).
Ce Martin Graf fait bien partie d’une de ces nombreuses corporations, dont les membres (forcément masculins) se reconnaissent en général par leur cicatrice au visage, obligatoirement faite à l’épée, selon des rites d’une autre époque. La Burschenschaft Olympia à laquelle Graf appartient, et qui perdure depuis 1859, est devenue un groupement ouvertement néonazi. Ils se sont notamment illustrés en invitant en 2005 un négationniste notoire, David Irving, pour une prétendue « conférence ». Sur leur site, on lisait il y a peu : « En tant qu’Allemand, on peut être fier de bien des choses. C’est là que l’expression « N’oublions jamais » prend tout son sens. » Car cette année, si dans la plupart des pays on a célébré le 27 janvier le 67e anniversaire de la libération d’Auschwitz, les représentants de l’État autrichien ont préféré, plutôt que de se recueillir ou de débusquer les anciens nazis qui restent dans le pays, autoriser ce rassemblement de fachos (dénomination aussi concise que précise).
Précisons ici que Martin Graf a été élu à son poste avec les voix des deux partis qui président actuellement aux destinées de l’Autriche, le SPÖ des sociaux-démocrates et l’ÖVP des conservateurs chrétiens. Pire encore, le bureau du président Heinz Fischer (SPÖ) a fait savoir que la présidente du Parlement, Barbara Prammer, allait remettre elle-même à Strache une des plus hautes distinctions honorifiques du pays, la « grande décoration en or avec étoile ». Bien que ce dernier se soit indigné contre les distributions généreuses de titres honorifiques, il a annoncé qu’il avait accepté cette décoration car, dans son cas, « c’était bien mérité ». Il estime même qu’il aurait dû être décoré après dix ans d’activité parlementaire et non quinze.
Et l’Europe-garante-de-la-démocratie-sur-le-continent, comme réagit-elle ? Rien ! En l’an 2000, il y avait bien eu quelques petites sanctions mais, depuis, il y a eu les percées de partis similaires en Italie, aux Pays-Bas, en Bulgarie, en Lettonie, en Suisse… et bien sûr en Hongrie. Les organisations internationales comme l’Unesco ne sont pas plus réactives. Au contraire ! À la mi-janvier, la commission autrichienne a décidé de placer la tradition des bals au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Après tout, pourquoi pas ? Seulement, dans la liste des bals représentatifs, on ne trouvait pas le bal de l’opéra… mais le bal WKR des fachos ! Devant le tollé suscité, l’Unesco n’a rien trouvé de mieux que de retirer tous les bals, alors qu’il aurait été simple de n’en enlever qu’un. Alors il reste les citoyens et le monde politico-associatif. Vendredi 27 janvier au soir, environ 6 000 personnes se sont réunies par -2 °C pour protester. Malheureusement, les tambours des manifestants étaient loin de perturber les valseurs, confortablement protégés par les forces d’un ordre qui semble bien établi en Autriche.

Jérôme Segal






1. On oublie facilement dans ce pays que c’est Hitler et pas Beethoven qui était autrichien et que, si l’Autriche représentait 8 % de la population du Reich, les Autrichiens fournissaient 14 % du personnel des SS, 40 % du personnel des camps d’extermination… et 70 % des services responsables de la logistique de la solution finale sous la direction d’Eichmann.
2. Voir dans Le Monde libertaire, n° 1656, page 15, l’article « La Hongrie menacée par les bottes fascistes ». (Ndlr)
3. L’équivalent autrichien du Front national. (Ndlr)