Mexique : entre ALENA et FZLN

mis en ligne le 1 février 1996
Le troisième volet des négociations entre l’EZLN et le gouvernement a débuté le 8 janvier. Le 1er janvier, l’EZLN a annoncé la création d’un Front (FZLN), front plus large politiquement et géographiquement. Du 5 au 10 janvier, à San Cristobal de Las Casas, se tenait un forum indigène, regroupant plusieurs organisations indigènes du Chiapas, Oaxaca, Morelos, Guerrero…, afin de créer les principes du FZLN. Le premier but de ce nouveau front est de montrer au gouvernement que l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) n’est pas seule et que les problèmes dépassent largement le Chiapas. Les principaux thèmes abordés lors de ce forum sont de l’ordre de la stratégie : créer un front de classe ou créer un front politique, dont la lutte se baserait sur les libertés politiques… Le deuxième portait sur la nature même de la révolution et sur l’éternel débat « réforme et révolution ». Des anarchistes, particulièrement d’Oaxaca, étaient présents, et espérons que leurs idées libertaires et autogestionnaires auront fait leur chemin.
Début janvier, quatre « Aguas calientes » (forums indigènes culturels, centres de formation et d’information…) ont été inaugurés, malgré une forte présence militaire dans la région. L’EZLN a également appelé à une rencontre intercontinentale anti-libérale à Pâque, dans la forêt Lacandone. Cette rencontre aura bien évidemment lieu si la pression de l’armée et des agents des migrations le permet.
Voici une présentation de la situation au Mexique, et notamment du mouvement libertaire.

La situation économique et politique
Le capitalisme est international. Evidence connue de tous, mais qui est éclatante lorsqu’au mois de décembre 1995, en France, par milliers les gens descendent dans la rue et que, dans celles de Mexico, des milliers de personnes manifestent contre le projet de privatisation de leur propre sécurité sociale (IMSS). Le capitalisme mène une seule et même politique. Ses mesures de restriction et de pression sociale varient dans les différentes régions du monde selon l’histoire et l’état des forces de résistance.
Dans les années 60-70, le Mexique est le pays d’Amérique latine qui connaîtra le plus grand boom économique, grâce au pétrole. Le FMI financera largement cette politique, et la dette croissante du gouvernement mexicain ne fera qu’accélérer l’intégration progressive du Mexique à l’économie américaine. Cette croissance du capitalisme provoquera une aggravation des déséquilibres sociaux. En 1992, 40% des plus pauvres possédaient seulement 9,3% des richesses ; dans le Chiapas, 2% des propriétaires possèdent alors 78% des terres. En 1993, le Mexique compte vingt-quatre milliardaires (le pays est au quatrième rang mondial dans ce grand championnat), alors que 500 000 personnes meurent de malnutrition.
Cette situation est aggravée par la crise économique. Malgré des restrictions salariales et budgétaires, le déficit public ne cesse de croître, afin de combler les déficits des banques privées (on comble à court terme les déficits d’investisseurs étrangers, qui à long terme en tireront profit). Le 20 décembre 1994, douze mois après son entrée dans l’ALENA (accord de libre-échange entre les États-Unis, le Canada et le Mexique), le peso est dévalué de 35%.
Politiquement le Parti révolutionnaire institutionnel (lié aux grands propriétaires, à la bourgeoisie et à une large part du clergé) impose une dictature en manipulant les élections, après qu’il ait déjà récupéré les thèmes de la révolution de 1910 afin de sauvegarder ses privilèges. Le Parti révolutionnaire démocratique (social-démocrate) est le parti d’opposition le plus représentatif, mais il paraît de moins en moins crédible en jouant la carte institutionnelle et en donnant donc caution à un système délégitimé.

Le mouvement social
Suite à l’échec de la révolution de 1910, il faudra attendre les années 60 pour voir la renaissance d’un réel mouvement social. En octobre 1968, alors que le mouvement étudiant prend de l’ampleur et que les Jeux Olympiques approchent, le gouvernement massacre 300 manifestants sur la place des Trois-Cultures, à Mexico. En même temps, une forte répression s’abat sur toutes les organisations politiques, et particulièrement celles d’extrême gauche. Quelques organisations – principalement maoïstes – résisteront en plongeant dans la clandestinité. Il s’ensuivra donc une longue période difficile. Mais depuis quelques mois, on constate le développement d’un double mouvement : indigène et de la société civile, avec l’émergence de la Convention nationale démocratique et le développement de mouvements de contestation sociale. Des syndicats indépendants naissent dans plusieurs villes et commencent à regrouper quelques centaines (ou milliers ?) d’adhérents, qui mèneront des grèves sporadiques chez Ford, dans les télécommunications, à la compagnie du pétrole… Certains syndicats font aux idées libertaires un bon accueil. C’est ainsi que la rencontre entreprise en décembre 1995 entre des militant(e)s de la Fédération anarchiste et une dizaine de groupes anarchistes mexicains s’est déroulée dans les locaux du syndicat indépendant des couturiers, qui accueillait également la caravane artistique mise sur pied en soutien à l’EZLN ; caravane dont la marche débutait le 1er janvier.
Citons plusieurs grands événements qui caractérisent cette renaissance des luttes et d’une conscience politique collective au cours de l’année 1995. C’est ainsi que le 1er mai, alors que pour des raisons tactiques et techniques les organisations syndicales officielles ne faisaient rien, Mexico connaîtra sa plus grande marche contestataire depuis 1968, avec 1,5 millions de personnes (déjà, fin mars 1994, 350 000 personnes manifestaient en faveur de l’EZLN). Il est à signaler, pour mieux appréhender ces chiffres, que manifester en France est bien plus facile, la répression au Mexique prenant des dimensions incomparables. Les revendications des manifestants étaient, lors de ce 1er mai, les suivantes : non à l’ALENA, augmentation des salaires, réintégration des ouvriers licenciés lors des dernières grèves, liberté politique, soutien à l’EZLN. Le 1er mai 1996 promet déjà d’être chaud. Depuis, de nombreux débrayages ont eu lieu pour protester contre la privatisation de l’IMSS.

Le mouvement anarchiste
Quand bien même, depuis quelque mois, des groupes anarchiste naissent, le mouvement anarchiste mexicain demeure marginal, n’arrivant pas à dépasser la « maladie endémique » du mouvement anarchiste mondial, à savoir l’inorganisation et la présence toute relative dans les luttes sociales. Ce mouvement a pourtant toute une riche histoire. Il est né au XIXe siècle sous l’impulsion de Rodakanoty et de Chauvin. Vers 1900, il y aura bien évidemment Ricardo Flores-Magon, qui reste très populaire, et le Parti libéral mexicain (cf. la revue Itinéraire sur le sujet). Hélas, le mouvement s’éteindra en même temps que l’élan révolutionnaire de 1910. Après un grand passage à vide, en 1968, lors des mouvements de l’Université autonome de Mexico, des groupes anarchistes renaîtront. On peut également noter la présence d’une pensée libertaire au sein du mouvement syndical des années 70 (autonomie ouvrière, information ouvrière…). En 1980 naîtra le mouvement anarcho-punk.
Au sein actuel du mouvement, la Jeunesse anti-autoritaire révolutionnaire – à 80 % punk – constitue le groupe le plus important, rassemblant une centaine d’adhérents, et quelques centaines lors de manifestations. Ce groupe manque trop souvent de cohérence. D’autres groupes existent. Le groupe Motin, plus récent, comptant une vingtaine de personnes sur Mexico, se détache de la JAR, lui reprochant de s’enfoncer dans la lutte culturelle, la contre-culture et l’anarcho-punk. Le groupe Motin cherche à créer les conditions d’un anarchisme social. Il existe aussi la Bibliothèque sociale, qui possède un local ouvert six jours sur sept. Au travers de tout le Mexique, on compte une trentaine de groupes répartis sur une dizaine de villes. Ces groupes indépendants comptent de 4 à 500 militant(e)s. Ces groupes manquent évidemment de liens, de cohésion, même si dans ce domaine les choses évoluent. Ainsi, en 1994, Unitaire-Libertaire-Autogestionnaire (ULA) voit le jour, regroupant des individus de la JAR, du groupe MOTIN, de la Bibliothèque sociale, et comptant jusqu’à 300 adhérents. Cette organisation a pour origine le mouvement de 1994 dans le Chiapas. Elle a la volonté de coordonner l’intervention des libertaires dans les caravanes de soutien et autres convois de la paix, ainsi qu’au sein de la CND. Malheureusement, ULA a tendance à n’intervenir que vis-à-vis de l’EZLN ou de la CND, des interventions de plus en plus rares au demeurant, dans la mesure où la CND perd un peu de son intérêt car elle sombre dans les contradictions de ses courants internes et se trouve noyautée par le PRD.
Il est à noter, malgré tout, la création d’un front libertaire commun lors de la manifestation du 1er mai 1995, regroupant environ 3 000 personnes. À cette occasion, des incidents auront lieu avec les forces de l’ordre et on dénombrera 19 arrestations (dont 4 anarchistes), qui seront suivies de condamnations à des mois de prison fermes.
En outre, un projet de revue nationale, éditée par une dizaine de groupes répartis sur cinq villes, existe. Son premier numéro devrait sortir en mars 1996. Il serait tiré à 1 000 exemplaires.