Conférence de presse de la Fédération anarchiste (affaire Pinelli)

mis en ligne le 1 février 1970
Le vendredi 3 janvier, nous organisions une conférence de presse sur les événements d’Italie, présidée par notre secrétaire aux relations intérieures, Roland Boisdeveix.
Notre camarade Hemel, prenant le premier la parole, dénonce l’arbitraire des incarcérations: « Rochefort disait plaisamment que lorsqu’il avait à rédiger un article, il commençait par l’écrire et ensuite il se demandait ce qu’il y mettrait dedans. Pareillement la police, quand il se produit un événement, commence par arrêter les anarchistes, et ensuite on ouvre l’instruction… Lorsque nous examinons les événements, lorsque nous recherchons les causes de ces arrestations nous sommes devant le néant, le néant total. Pas une preuve, pas une certitude ; en tout et pour tout, tout ce que nous pouvons savoir c’est qu’un certain monsieur Amati n’aime pas les anarchistes… »
Puis il s’élève contre la paternité des attentats qu’on leur prête, en raison de l’arrestation de camarades anarchistes arrêtés sans plus de preuves le 25 avril 1969, et que les bombes de Milan et de Rome auraient pour but de venger : « Étrange vengeance, qui frappe non pas les responsables mais des innocents, étrange vengeance qui n’osant pas signer son acte, le laisse sans signification d’aucune sorte… lorsque les anarchistes ont commis des attentats, je vous rappelle à l’Histoire, ils ont toujours pris la responsabilité de leurs actes. »
Il en vient à la mort de Pinelli : « Je crois à l’assassinat pur et simple. J’y crois pour des raisons diverses. D’abord, comment se faisait-il qu’au mois de décembre la fenêtre se trouvait ouverte… Nous avons la photographie des lieux ; or il se trouve que la fenêtre est à plus d’un mètre du sol, il se trouve qu’au-dessus de cette fenêtre il y a un garde-fou, ce qui fait qu’il faut franchir environ un mètre quarante pour se jeter dans le vide. Et un homme aurait pu faire cela sous la surveillance de quatre policiers !…
« Mais cela nous permet de poser quelques questions :
« - Pourquoi y a-t-il eu refus du médecin légiste d’être assisté par un médecin de famille dans l’autopsie du corps ?
« - Pourquoi, après le « suicide », qui s’est produit à 0H30, Pinelli n’a-t-il reçu des soins qu’à 2H30 du matin ?
« - Pourquoi ces soins ont-ils été donnés par deux infirmières dont on n’est pas fichu de donner l’identité et qu’aucun médecin ne s’est présenté ?
« - Pourquoi sa femme n’a-t-elle pas été prévenue avant quatre heures du matin ?…
« En vérité, nous nous trouvons ici devant une nouvelle affaire Sacco-Vanzetti, et je pense que si nous laissons cette affaire Pinelli dans l’ombre, nous en porterons tous la honte ; je dis tous, non seulement en parlant aux anarchistes, mais en m’adressant à tous les hommes. »
Il en vient aux arrestations qui ont fait suite à celle de notre malheureux camarade et sur des motifs tout aussi inexistants : « Sur quelles preuves a été arrêté Valpreda ? Sur le témoignage d’un chauffeur de taxi. Il avait été dit que ce chauffeur de taxi serait un fasciste notoire. Mais même ne le serait-il pas que son témoignage ne vaut pas plus cher. En effet, lorsque l’on offre 50 millions de lires à quiconque fournira des indications permettant d’identifier le coupable… Lorsque l’on fait de pareilles offres à la dénonciation, je voudrais bien savoir qui l’on ne reconnaîtrait pas… D’autre part, on nous apprend que Pietro Valpreda a pris, a retenu sa voiture et l’a gardée pendant son attentat. Je ne suis pas un spécialiste de la « série noire », mais je pensais dans ma candeur naïve que, quand quelqu’un a un mauvais coup à accomplir, il ne s’entoure pas de témoins… En vérité, nous nageons dans l’invraisemblance ! »
Après avoir rappelé que, de l’aveu de la presse, ces engins n’avaient pas été mis au point par des amateurs, il pose la question de savoir comment des groupuscules pourraient faire éclater simultanément des explosifs dans des villes distantes de centaines de kilomètres. Et il ajoute : « La justice est aveugle à certains faits qui ont frappé tout le monde : quelques instants après que les bombes aient explosé, il se trouvait des éléments d’extrême-droite pour distribuer des tracts (miraculeusement imprimés) pour protester contre ces attentats, tracts qui avaient été édités avant même que l’attentat ait eu lieu. »
Et il conclut sur les poursuites engagées contre nos camarades italiens sous la dénomination « d’association de malfaiteurs » : « Eh bien pour une fois nous sommes d’accord. Nous sommes d’accord qu’il s’agit bien d’une association de malfaiteurs ; seulement nous ne sommes peut-être pas tout à fait d’accord sur les malfaiteurs en question.
« Les malfaiteurs, ce sont ceux qui larmoient sur des attentats qui font quinze victimes, ce sont ceux qui en appellent à la vindicte populaire et qui sont responsables de certaines signatures au bas de déclaration de guerre qui ont coûté, autant qu’il me souvienne, un peu plus de quinze victimes à l’humanité.
« Les malfaiteurs, ce sont ceux qui, lorsque le fascisme a été vaincu en la personne d’Hitler et de Mussolini, ont maintenu Franco et Salazar sur leurs trônes.
« Les malfaiteurs, ce sont ceux qui ont mis sur pied, à Athènes, un régime des colonels monté de toutes pièces, et imposé au peuple grec.
« Les malfaiteurs, ce sont ceux qui au Vietnam ou à Prague interdisent à la liberté de se faire entendre.
« Les malfaiteurs, ce ceux sont qui, pour des intérêts militaires, politiques ou financiers, se livrent à des génocides en Afrique ou ailleurs.
« Les malfaiteurs, ce sont ceux qui, à Milan, ont assassiné Pinelli.
« Les malfaiteurs, ce sont qui, à la faveur de ce qui se passe, veulent instaurer un régime fasciste en Italie comme il y a un an en Grèce.
« Cela se fait internationalement, c’est une association de malfaiteurs à l’échelle internationale. »

Extrait de l’intervention de notre camarade italien :
Marco Airoldi, membres des « Jeunes Libertaires » de Milan, prit ensuite la parole :
« Notre camarade Giuseppe Pinelli, militant du groupe anarchiste « Bandiera Nera », membre actif de la « Crocenera anarchique » et du « Circolo Ponte della Ghislain », était estimé de tous. Il ne s’est pas suicidé, mais a été tué directement ou indirectement. Tout ce que la presse peut dire pour justifier la thèse du suicide n’est que mensonge…
« Pietro Valpreda, sur la « frange » du mouvement depuis quelques mois, est cependant anarchiste depuis plus de dix ans. Je suis persuadé de son innocence.
« Le groupe du 22 mars ne peut non plus être coupable.
« La manœuvre anti-anarchiste est claire. Elle ne vise pas à servir les « colonels » ou le fascisme traditionnel, mais la sociale-démocratie qui lui sert de masque.
« Gardons-nous cependant de trop accuser les néo-fascistes car nous ferions le jeu de la police qui veut démontrer que les extrêmes se valent. »

Extrait de l’exposé de notre camarade Maurice Joyeux :
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’ajouter grand chose à l’exposé complet de notre camarade Maurice Laisant. Je voudrais simplement souligner que les renseignements que je possède et qui me viennent de source sûre, me permettent de penser que Pietro Valpreda est la victime de machinations policières. On l’a dit, à qui le crime profite-t-il ? Au fascisme ? Mais il n’existe pas en Italie une force fasciste comparable à celle de 1921 aux anarchistes, mais ceux-ci, comme la conjoncture le montre, ont tout à perdre dans une telle aventure. En réalité, ce crime resserre la solidarité passablement détériorée des partis de gouvernement. Le crime est signé. C’est une provocation policière voulue par le pouvoir ou due à un de ces excès de zèle de flics, ce qui est fréquent dans l’histoire.
Les flics avaient leur coupable sous la main. Le premier ne faisait pas l’affaire; ils l’ont défenestré. Ils sont allés chercher le second sur la frange toujours imprécise du mouvement anarchiste. Et celui-là, ils feront tout pour qu’il soit coupable. Valpreda innocent, c’est le cadavre de Pinelli qu’il va falloir justifier…
Mais l’attentat de Milan pose le problème du terrorisme. L’auteur de l’acte terroriste, comme ses victimes, sont le reflet d’une situation économique et morale dont le régime porte la responsabilité principale. Le terrorisme émotionnel est toujours néfaste au mouvement révolutionnaire, car il amplifie les liens entre les clans de la bourgeoisie. Mais il existe un autre terrorisme qui lui, prend un autre visage. Celui-là, il n’a que faire du spectacle que se donne le premier. On abat un adversaire, un mouchard, un chef d’État, etc. Il a un objectif précis. Il s’apparente à toutes les luttes révolutionnaires. On le remarque difficilement de la barricade, du maquis. Il est affaire de circonstances. Ce terrorisme-là, je ne le renie pas.
Les belles âmes pourront bien se voiler la face. L’officier allemand abattu à Barbès au début de l’Occupation, ohé les communistes, qu’en pensez-vous ? L’officier de police abattu à Alger par l’OAS, ohé les bien-pensants, qu’en pensez-vous ?
L’hypocrisie n’est pas de mise et les pouvoirs de police de notre pays et des autres pays sont ceux-là mêmes qui ont le moins de sujet de jour au cœur pur.