Réflexions et pérégrinations pénitentiaires

mis en ligne le 17 mars 2011
1627ZonzonsVoilà le discours catho-bourgeois de la rédemption, la jolie zonzon pour le vilain petit garçon, l’affreux jojo que l’on va remettre sur le droit chemin. Que d’hypocrisie, c’est vers la mort sociale qu’on le conduit, on lui ôte sa tunique d’humanité. Vengeance, engeance, je les entends vociférer la bouche pleine de venin : « C’est pas nous, c’est lui qui a tué ! Il doit payer ! Œil pour œil, dent pour dent ! Il doit payer ! C’est pas nous, c’est lui ! »
Que doit-il payer ? Son ticket pour continuer à vivoter dans un monde qui s’apparente de plus en plus à la prison – les murs se resserrent –, que celui qui se croit libre lui jette la première pierre !
Je l’entends ce monstre bicéphale, cette foule hystérique qui se dresse comme un échafaud au-dessus de sa tête. Me voici au quartier des mineurs de Fleury-Mérogis, je rends visite à un jeune de 16 ans enfermé entre les quatre murs d’une cellule pour avoir tué. Moi qui n’ai jamais cru au bien-fondé de la punition, on ne construit pas en détruisant, je suis témoin de la machine à broyer. Je crois que toute la conscience intellectuelle que l’on peut avoir de la prison n’est rien à côté de l’expérience que l’on peut en faire, même en tant que simple visiteur. Il s’opère comme une descente aux enfers, on touche du doigt toute son horreur. Mis au ban de la société, jeté dans les oubliettes à tout jamais. Les prisons, la plupart du temps, sont éloignées de tout, reléguées dans des no man’s land, cette populace de bagnards doit être isolée afin de ne pas contaminer le corps social. Pas trop loin cependant, car elles doivent être là comme une menace, comme une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.
Enfin trêve de digressions, me voici en face de cette forteresse d’un nouveau temps. De la grisaille au milieu d’un terrain vague, un air de cité pour ne pas dépayser les pauvres. Vous retournez à la case prison, dans le labyrinthe de la banlieue comme un ciel sans bleu, au cas où l’on aurait oublié que la lame de guillotine était d’un gris acier, tranchant. Il y a du vice dans le choix même de la couleur. Même pas peur, je rentre dans la salle d’accueil des familles, qui n’a d’accueillante que le nom. Il faisait froid ce jour-là, nous étions assis sur des bancs de bois. La saleté incrustée, une odeur de vomi moisi, une machine à café – il n’y a pas de petits profits, il faut continuer à racketter les plus démunis, surtout eux. Ce qui m’interpelle c’est qu’en dépit de cette misère crasse une solidarité puisse exister. On m’explique à moi la néophyte : que je dois laisser mon portable dans un casier, qu’il est interdit d’avoir un sac à main, que je dois retirer ma ceinture, et que mes bottes ne doivent pas avoir de fermeture éclair. Me voilà éclairée ! Ces visiteurs m’ont adoptée comme si je faisais partie de leur famille, comme si je portais les stigmates d’infamie. Il me faut attendre, je ne peux rien décider, l’administration pénitentiaire te fait comprendre qu’elle seule détient les clefs au sens propre et figuré de cette possible rencontre avec l’Enfermé. En attendant, je partage des tranches de vie, j’habite pour un instant le destin familial de ces damnés de la Terre. Ce qui me choque le plus, c’est que ces gens portent le masque de la misère, j’ai le sentiment de faire une plongée dans un roman de Zola. Me revient à l’esprit cette réplique des Oubliés de Bunuel : « Celle qu’il faut enfermer, c’est la misère ! » Il est vrai que si tu vis dans le luxe, tu n’as aucune raison de voler un portable. Si tu es pauvre, c’est déjà un délit, on t’attend au tournant. La justice est une injustice de classe, car qui sont les juges sinon des nantis ?
La jeunesse est un crime. Je me souviens du jour où je suis allée chez le boucher de ma petite ville de province. Ironie du sort, le boucher, les mains dans la barbaque me dit : « Quelle horreur que la violence ! Un crime, ô que la jeunesse est un crime ! » Il évoquait le crime commis par le jeune détenu que je suis allée visiter. « ça peut arriver à n’importe qui ! » s’exclame-t-il. Moi j’avais bien compris ce qu’il voulait dire, que j’aurais pu me faire égorger comme le mouton de sa vitrine, mais pour en finir avec cette logorrhée poujadiste, je rétorque d’un air entendu : « Quoi, de tuer quelqu’un ? » En effet on est tous des assassins. D’ailleurs j’en suis convaincue : il n’y a pas de moutons noirs ni de moutons blancs, il n’y a que des moutons gris. Ce jour-là, dans cette petite ville aux accents balzaciens, on avait tiré les rideaux de fer, on avait manifesté contre la violence dans une orgie de bêlements terrifiants. Pourtant le loup n’était déjà plus dans la bergerie. Il y a des jours où j’ai plus de sympathie pour le loup que pour le mouton. Basta ! Je me dissociai du troupeau, Panurge, ça suffit ! On m’a dit : « Attention, tu te fais remarquer à te désolidariser du troupeau, ta laine vire au noir ! » Le drapeau noir m’a toujours plus séduite que l’angélisme bêlant.
On me lance : « Tu cautionnes un acte aussi barbare que le crime d’un bon père de famille ! » Il est vrai que je trouve que cet acte est barbare, mais je dissocie l’être qui a commis l’acte de l’acte en tant que tel. Je considère qu’une vie en moins c’est déjà un gâchis sans nom, alors pourquoi en sacrifier une autre sur l’autel de la vengeance ? Si on condamne l’acte de tuer, pourquoi accepte-t-on la mort sociale pour l’assassin ? Penser guérir le mal par le mal est le comble de l’absurde car on multiplie le mal, on ne l’annule pas.
Me vient à l’esprit la réaction des gens lorsqu’ils apprirent le crime commis par le jeune homme : « C’était un nounours, on ne comprend pas, il était sympa, pas du tout agressif, ce n’est pas possible, un gentil garçon comme lui ! » Alors naïvement je leur demande de témoigner, d’écrire des courriers, de signifier qu’il n’était pas un monstre sanguinaire, un alien, mais simplement un être humain avec toutes les contradictions qui nous caractérisent. Alors là, de vrais ballons de baudruche ! Tous des dégonflés ! Pourtant qu’est-ce que tu risques à ne dire que la vérité, rien que la vérité. La moutarde me monte au nez, il y a des jours où l’humanité me fait honte. Ce sont eux les aliens !
« Tu sais, me disent certains pour justifier leur manque de courage, je ne peux pas te faire un témoignage, car ce serait cautionner son acte ! » ou alors « Tu comprends je connais la famille de la victime, je ne peux pas prendre parti ! » Que de faux arguments, il ne s’agissait pas de parler de l’acte mais du comportement du jeune homme avant l’acte fatal. En outre, la justice en laquelle ils croient jugera de l’acte. On ne leur demandait pas de faire justice eux-mêmes. Seulement de témoigner de l’attitude générale du jeune homme avant le crime.
Selon eux, il était hors de question de se salir les mains, ils ne voulaient pas être éclaboussés par la violence du crime. Il me semblait que tous ces témoignages, bien que je n’approuve pas cette pratique d’enquête sociale, pourraient éviter une condamnation trop sévère. Il était sorti de leur univers, il ne faisait plus partie de leur monde. Je les ennuyais à vouloir le ramener à leur conscience.
Je me souviens de cette éducatrice avec qui j’étais entrée en contact pour témoigner en faveur du jeune homme et qui m’avait dit qu’en effet c’était un gentil garçon mais qu’il avait dû se tromper de casting. Je suis restée interloquée car pour moi il ne s’agissait pas d’un mauvais film de série B mais d’une vie tuée dans l’œuf. Si tu te trompes de rôle, tu n’auras pas le droit de rejouer la scène, tu seras condamné sans rémission. Tu te dis que cette femme doit penser que certains ont le profil idéal du tueur, ce qui peut faire frémir de la part d’une éducatrice. Moi je pense plutôt que l’on est tous des assassins potentiels, tout dépend des hasards et des circonstances que nous réserve la vie.
Au secours ! Un crime à 16 ans et aucune issue en vue, sinon celle des miradors. Pourtant j’avais en vain tiré la sonnette d’alarme, je savais qu’il était en souffrance d’une enfance à vif, mais tout le monde faisait l’autruche. J’accuse la société de ne pas être intervenue à temps et de ce fait d’être responsable de deux morts, l’une physique et l’autre sociale.
Je reviens à cette soi-disant salle d’accueil des familles. Je revois ces gens me parler de leurs enfants de 14 ou 13 ans enfermés entre quatre murs. Je sens en eux ce désir de se justifier comme si, en plus de leur souffrance, ils étaient responsables de l’incarcération de leur enfant. Je devine les difficultés dans lesquelles ils se débattent, la misère qui les tenaille. Ils arrivent à peine à survivre et on leur reproche de ne pas être des parents parfaits ! Je reviens à cette éducatrice qui s’est permis de juger le père du jeune homme incarcéré en disant qu’il avait été trop laxiste. Que fait-elle de la souffrance de cet homme ? Comment peut-on prétendre juger quelqu’un, donner des leçons d’éducation ? Un moment elle me parle des parents des mineurs incarcérés en me disant qu’ils présentent toujours leur progéniture comme des saints. Je trouve plutôt sympathique que les parents continuent à soutenir leur enfant dans l’épreuve qu’ils traversent. Culpabiliser les parents me semble une réaction trop simpliste. On vit dans une société, non pas dans une cité idéale. Remettre la société en question serait de la part de l’éducatrice mettre en danger son rôle social.
Un père me raconte que le contrôleur du bus vient de lui coller une amende car il n’avait pas oblitéré son ticket. Il ajoute que le contrôleur connaissait la destination de l’autobus et aurait pu avoir un peu d’humanité. Tout le monde le sait : les géniteurs de délinquants doivent être pour quelque chose dans le comportement de leurs enfants. Ce genre de réflexion réactionnaire évite aux sous-fifres garants de l’ordre social une réflexion politique qui remettrait en question leur confort intellectuel personnel. Il y a eux, les honnêtes gens et, de l’autre côté, la racaille. Cela rassure le petit homme de savoir qu’il existe plus méprisable que lui.
La prison est un moyen de contrôle social pervers qui fait appel aux plus bas instincts de l’homme. Aucun animal à part l’homme n’emprisonne ses semblables. Cette pratique est un signe évident de perversion : l’homme est un animal dénaturé. Ainsi, avant d’arriver jusqu’à cette salle d’accueil, il faut avoir pris rendez-vous la veille par téléphone à la prison. Sans faire d’humour, les gens qui réceptionnent votre appel sont aimables comme une porte de prison. Au cas où vous seriez complice du criminel, tout le monde le sait : ces choses-là sont contagieuses. Je donne le nom du détenu, on me répond que seul compte le numéro d’écrou. On retire au prisonnier tout ce qui lui reste d’humanité et d’identité, on nie tout ce qui le relie à sa vie passée, il n’est plus qu’un numéro.
Ensuite, c’est le parcours du combattant. Tu veux visiter un paria, tu vas en baver ! Les prisons dernier cri sont éloignées des centre-villes, il ne faut surtout pas mélanger les torchons et les serviettes. Attention, car parfois les torchons brûlent ! Si tu n’as pas de voiture, charmant, les transports en commun ont un air de bout du monde. Une fois sur place, te voilà à attendre le bon vouloir de l’administration pénitentiaire qui ne déride pas. Le premier sas ouvert, tu passes de sas en sas. Les portes s’ouvrent et se referment sur toi. Détecteur de métaux après détecteur de métaux, tiens Monsieur a oublié de retirer son portable dans l’émotion de revoir pour la première fois son fils, Monsieur repartira à la case départ. Il passera son tour jusqu’à la semaine prochaine.
Enfin, après avoir parcouru le dédale des couloirs, Ariane y perdrait son fil mais le Minotaure is watchin’you, tu arrives en face d’un guichet où tu montres tes papiers d’identité, le maton cherche ton droit de visite. J’avais eu l’idée d’emporter des livres pour en finir avec les heures mortes. Le regard inquisitorial des matons décide si les livres apportés sont de saines lectures. La prison est un état dans l’état, les prisonniers n’ont même pas le choix de leur lecture, ô France, pays de Voltaire et de Victor Hugo ! Nous voici revenus au temps de l’index : le maton me regarde d’un oeil torve : que d’outrecuidance, j’avais apporté une revue de rap ! Vous n’y pensez pas, une musique de racaille dont les paroles poussent à la révolte. Ah ! Si c’était seulement possible !
Après un dernier détecteur de métaux – au cas où j’aurais trouvé une kalachnikov dans le couloir – me voici enfin au parloir. Il est dans un piteux état, à l’image de toute la prison. Des graffitis comme des appels au secours dénoncent la violence des matons. Je suis seule, on a refermé la porte derrière moi. À ce moment, je touche du doigt pendant quelques secondes le sentiment de claustrophobie que doit ressentir tout prisonnier. Je suis pourtant du bon côté du mur, si je puis dire. Un petit muret me sépare du détenu mais je pourrai, le serrer dans mes bras si je le veux. Par la porte des détenus entrouverte, à ma grande stupeur, je vois passer des gamins de 13 ans… Une société qui enferme ses enfants doit être vraiment malade. Je suis convaincue que la prison n’est pas un terreau propice à leur croissance.
Je vois des matons plaquer des jeunes contre le mur. Un rapport de force physique s’instaure : il me semble que ces matons essaient d’en imposer aux petits de 13 ans, comme c’est glorieux ! Pourquoi dénoncer la violence de la jeunesse si c’est pour reproduire le même modèle. Est-ce qu’être maton signifie détenir un droit à la violence légale ?
La prison est une barbarie sans nom, elle est la preuve que la société est incapable de donner une place à tous les êtres humains qui la constituent. Elle est là comme un constat d’échec, comme une plaie béante, un monstre avaleur d’enfants.