À propos de WikiLeaks

mis en ligne le 27 janvier 2011
Le rejet du secret en matière diplomatique est un vieux fantasme. En novembre 1917, le tout nouveau gouvernement bolchevik, après avoir mis la main sur les traités secrets et sur la correspondance diplomatique de l’ancien régime tsariste, les publia. L’ensemble du corps diplomatique, horrifié d’un tel manque de savoir-faire, ne fut que raffermi dans son opinion sur les bolcheviks : c’étaient des sauvages.
Il va de soi que le principe de réalité reprit très rapidement le dessus et que les dirigeants bolcheviks reprirent le cours normal des choses en matière de diplomatie.
Il va également de soi que, le premier instant de panique passé, la publication de la correspondance diplomatique russe et des traités secrets ne changea pas le destin de la galaxie.
Pas plus que ne le feront les « fuites » de Julian Assange.
C’est que la diplomatie est l’un des piliers de l’État. Elle est, selon Bakounine, l’une des deux sciences liées au gouvernement des États, l’autre étant la bureaucratie. C’est dire que, dès lors que vous avez un État, vous avez nécessairement la diplomatie, et le secret.
L’affaire de WikiLeaks ne soulève donc pas une question particulièrement neuve, mais il est évident que l’usage des moyens de communication modernes comme internet permet une approche tout à fait novatrice.

« Tuez Assange ! »
L’affaire de WikiLeaks a eu au moins un effet notable aux États-Unis, c’est de créer entre républicains et démocrates un (presque) total consensus pour condamner les responsables des fuites. Respectueux de leurs traditions chrétiennes bien connues, nombre de conservateurs appellent à l’assassinat de Julian Assange, à l’instar de ce télévangéliste célèbre qui avait, il y a quelque temps, appelé au meurtre du président vénézuélien Chavez.
C’est d’ailleurs une constante des médias étatsuniens que de publier des appels au meurtre contre tous ceux qui sont circonstanciellement jugés « anti-américains ». En quoi la société étatsunienne est beaucoup plus proche des fondamentalistes islamiques, avec leurs fatwas, que des sociétés de la vieille Europe, plus policées, où aucun journal n’oserait publier de tels appels au meurtre – où d’ailleurs ces appels au meurtre sont tout simplement des délits.
Le consensus entre républicains et démocrates est « presque » total, parce qu’on constate en même temps que ces mêmes républicains ne protestent pas lorsque les révélations de WikiLeaks mettent Obama en cause.
« Les bloggers de droite ont une approche double concernant les fuites : ils pensent que la publication des documents est une brèche impardonnable dans la sécurité des États-Unis – sauf lorsqu’elle peut être utilisée pour dénigrer l’administration Obama, et dans ce cas ils pensent que cela mérite une ample diffusion », écrit Roy Ordoso dans Village Voice du 28 novembre, dans un article significativement intitulé « Bloggers de droite : Tuez Julian Assange, mais pas tant qu’on peut utiliser ses trucs contre Obama ».
La diffusion d’une quantité massive d’informations jugées confidentielles – tellement massive qu’il est impossible de la traiter et de l’assimiler correctement – produit un effet pervers que WikiLeaks aurait pu prévoir : l’excès d’information tue l’information.
Un autre effet pervers est la manipulation de l’information. Un exemple parmi beaucoup d’autres. Un des documents révèle que des armements chimiques avaient bien été trouvés en Irak, alors même qu’il avait été clairement établi qu’il n’y en avait pas. D’autres documents montrent qu’il ne s’agissait en fait absolument pas d’armes chimiques. Il est évident que les conservateurs américains n’auront retenu que l’information qui leur convenait : instrumentalisant les fuites de WikiLeaks, ils s’en tiennent à l’idée que des armes de destruction massive ont été trouvées en Irak.
Assange étant catalogué de « gauche », la presse américaine de droite se gaussa de l’affaire et interpréta la révélation (par ailleurs erronée) selon laquelle il y avait des armes de destruction massive en Irak comme un accident, une gaffe allant à l’encontre de ses opinions. « Je me réjouis de la conséquence inattendue que les révélations d’Assange ont produites », écrit Melanie Morgan 1. « Il semble que la gauche se contredit elle-même sur la scène de la propagande », écrit encore Right Pundit 2. « Les WikiLeakers semblent, dans leur obsession, avoir rendu à l’histoire un service inattendu », lit-on dans NewsBusters 3. Un certain Jonah Goldberg demande dans National Review 4 : « Pourquoi Assange n’a-t-il pas été garrotté dans sa chambre d’hôtel il y a des années ? » Goldberg se lamente : « Même si la CIA voulait l’enlever, elle ne pourrait pas le faire sans susciter une vaste controverse. Parce qu’assassiner un gourou hippie du web australien, au contraire d’un terroriste musulman, est la sorte de controverse dans laquelle aucun officiel n’ose s’engager. »
Un autre journal, Weasel Zippers 5, s’indigne que le Département d’État ait adressé à Assange et à son avocat une simple lettre au lieu d’une bombe. « Pourquoi respire-t-il encore ? », s’interroge un autre journal en ligne, le Paladin’s Page 6.
D’une façon générale, chacune des fuites fournit aux opposants à Obama le prétexte de lui reprocher son incapacité à les empêcher : la Maison Blanche « répond à la bande de WikiLeaks avec des cookies et du lait » écrit Chandler’s Watch 7, qui suggère même « une possible complicité » dans l’affaire.

Connaître la vérité ?
La démarche d’Assange relève d’une sorte de platonisme nouvelle manière. Les hommes étaient considérés comme méchants parce qu’ils étaient dans l’ignorance de la Vérité. Il suffisait de leur révéler la vérité et ils devenaient ainsi vertueux. Aujourd’hui, on considère qu’asséner à la population mondiale 250 000 documents diplomatiques états-uniens va enfin révéler au monde la nocivité de la politique étrangère de ce pays.
Le problème est que peu de monde va sans doute aller consulter ces documents, ou en tout cas peu de monde sera en mesure de tirer des conclusions de documents pas toujours compréhensibles.
Si connaître la vérité suffisait pour inciter les gens à la révolte, il y a longtemps que ce serait fait. Pour ne parler que d’une actualité encore chaude – la question des retraites en France –, il y a longtemps que les projets des pouvoirs en place sont connus, ou en tout cas accessibles au public. Ces projets sont exposés en langage tout à fait décodé depuis des décennies dans les publications de l’OCDE, de l’OMC, du FMI, etc., disponibles sur internet. On sait par exemple depuis 1996 qu’il faut saboter la qualité des services publics pour convaincre le public de se tourner vers le privé. Cette révélation, et beaucoup d’autres, auraient dû suffire pour provoquer un immense tollé à l’encontre des attaques visant les services publics. Pourtant personne, ni les partis politiques, ni les syndicats, n’en parle. Quant à la population directement menacée par les mesures antisociales, elle a beau avoir – théoriquement – accès aux informations, elle ne fait montre d’aucune réaction.
Certaines personnes ont l’air de penser qu’une révolution est en marche. On peut en douter. Au risque de faire de la peine à Julian Assange, ce qu’il révèle ne constitue des scoops que par la multiplicité des détails la plupart du temps totalement secondaires qu’il donne. Si quelques naïfs découvrent que Saddam Hussein n’a rien à voir avec Al Qaïda, alors que le fait était connu depuis fort longtemps… Pourtant, ce n’est pas d’hier que Ben Laden avait lancé ses foudres contre le dictateur irakien accusé d’être un « athée ».
Les grandes lignes de la politique étrangère étatsunienne ont été analysées, révélées depuis longtemps, y compris par des analystes US. Dès le lendemain du 11 septembre, des associations, des syndicats de travailleurs, à New York d’abord, puis dans tout le pays, dénonçaient l’escalade guerrière que le président George W. Bush allait mettre en œuvre.

WikiLeaks apporte des preuves
Il n’était pas nécessaire d’attendre WikiLeaks pour se faire une opinion sur la politique étrangère étatsunienne, ou sur les agissements de l’armée de ce pays en Irak ou ailleurs. Un journaliste comme Robert Fisk souligne clairement que tout cela était connu. Il rappelle d’ailleurs dans une interview qu’il a été le témoin des conséquences de « bavures » américaines en Irak. Il précise encore que nombre de faits lui avaient été transmis par des fuites opérées sur place par les Américains eux-mêmes. Mais, souligne-t-il fortement, chaque fois qu’il les rapportait dans son journal, tout cela était vigoureusement nié par les autorités américaines. Ce que WikiLeaks apporte, c’est la preuve que ces faits, niés par les Américains, ont réellement existé. Ce n’est pas rien, il faut le reconnaître.
Nombre de personnes reprochent à WikiLeaks de mettre des vies en danger en Irak. Robert Fisk réplique que d’avoir envahi l’Irak a mis beaucoup de vies en danger. Il ajoute que si les fuites avaient révélé que les Américains n’avaient pas tué des civils, n’avaient pas torturé, les généraux américains eux-mêmes seraient en train de les distribuer aux journalistes sur les marches du Pentagone.
Fisk, encore lui, précise que toute cette affaire ne concerne au fond que les pays occidentaux. Rien de ce que les fuites de WikiLeaks révèlent n’a surpris le monde arabe et musulman.
La révélation de secrets diplomatiques US est incontestablement un coup de pied dans la fourmilière, mais il ne faut pas imaginer que nous assistons au « top départ » d’une révolution mondiale. Ce serait compter sans l’extraordinaire capacité d’adaptation du système dominant et l’extraordinaire malléabilité de l’opinion publique.
Si l’initiative de Julian Assange a un caractère manifestement « anarchiste », elle n’est porteuse à notre connaissance d’aucun projet alternatif global. Par ailleurs, cibler les seuls États-Unis est quelque peu frustrant. La France a elle aussi une politique impérialiste dans laquelle il serait bon de fouiller.
Il y a enfin quelque ironie à entendre le Premier ministre russe, Vladimir Poutine, s’interroger : « Pourquoi a-t-on mis Assange en prison ? C’est ça, la démocratie ? »
C’est quand même à mourir de rire.



1. Journaliste conservatrice étatsunienne. (Ndlr.)
2. Organisation conservatrice et libertarienne étatsunienne. (Ndlr.)
3. Site d’information conservateur. (Ndlr.)
4. Idem. (Ndlr.)
5. Idem. (Ndlr.)
6. Idem. (Ndlr.)
7. Idem. (Ndlr.)



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


bill

le 31 janvier 2011
De toutes façon, quand bien même les informations détenues par Wikileaks seraient en mesure d'ébranler la politique mondiale, il faut bien avoir conscience qu'elles passent par le filtre des médias bourgeois (Le Monde, etc...).

On peut se demander si l'escroquerie Wikileaks n'est pas destinée à nous faire croire qu'il existe dans le monde une "vraie démocratie". On peut se demander si l'objectif de tout cela n'est pas de nous faire croire que tout fini toujours par se savoir...