Point sur une contre-réforme injuste : de la dégradation des retraites au scandale économique

mis en ligne le 2 décembre 2010
1615RetraitesMalgré un mouvement social sans précédent initié au printemps 2010 et qui s’est intensifié pendant six mois cet automne, la loi sur la « réforme » des retraites est votée. Cependant la question sociale et réellement démocratique demeure. Le gouvernement a imposé sa loi sur les retraites sans négociation avec la représentation syndicale et la société, qui a largement manifesté sa colère dans la rue, et au mépris des ordonnances minimales du parlementarisme en exigeant de l’Assemblée nationale et du Sénat des votes bloqués. Cela s’est traduit par la réaction du Sénat qui, en dernière extrémité, a ajouté un amendement annonçant de revoir cette loi de façon « systématique » en 2010. Cette réaction souligne fortement l’énorme détournement mis en place par le gouvernement et dont les conséquences sont déjà déployées.
Cette contre-réforme inique présente des conséquences injustes qui vont pénaliser la majorité populaire. Il s’agit de faire payer aux catégories modestes les séquelles de la crise et de démolir insidieusement le système par répartition au profit de la capitalisation, par les assurances et l’épargne privées. Cela va favoriser la chrématistique 1 de l’oligarchie ploutocratique nationale et internationale.
Ainsi cette loi dissimule l’inégalité dans les espérances de vie. En effet, en argumentant que les Français sont ceux qui passent le plus de temps à la retraite, elle masque le problème fondamental : tout le monde n’a pas la même garantie face aux situations et aux accidents de la vie. « La retraite n’a de sens que dans une situation de bonne santé. En se concentrant sur l’espérance de vie, on occulte la réalité des inégalités », souligne l’économiste Philippe Askazy (CNRS). La durée de la vie d’un ouvrier est inférieure de sept ans à celle d’un cadre, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). D’après une enquête de l’Institut national des études démographiques (Ined), les ouvriers sont soumis à une « double peine », liée à la nature de leur travail et à leurs conditions de vie : « Au sein d’une vie plus courte, ils passent aussi plus de temps que la moyenne en situation d’incapacité. Les professions manuelles en général sont particulièrement touchées par les limitations fonctionnelles physiques ou sensorielles, qui concernent plus de 60 % des années à vivre après 60 ans. »
Donc, le fait que cette loi ait retardé l’âge légal à 62 ans est particulièrement inéquitable, car les cadres et les classes de travailleurs intellectuels profitent de leur retraite en moyenne plus longtemps et dans de meilleures conditions.
De plus, elle risque d’aggraver les conditions de travail. En effet, le travail après 60 ans inquiète de nombreux spécialistes, car les conditions de travail françaises sont très dures. Comme l’explique Anne-Marie Guillemard, chargée d’étudier la manière dont les pays européens prenaient en charge le vieillissement des actifs, « la France n’a fait aucun progrès sur la soutenabilité du travail, elle n’a pas aménagé de postes pour les seniors ». Nous sommes très mal placés car « les 35 heures ont intensifié le travail et la priorité a été donnée à la réduction des coûts », donc à diminuer la masse salariale, en ne remplaçant pas les postes dans la fonction publique ou en licenciant dans les entreprises privées. De multiples études démontrent que les salariés français ne sont pas favorables à la prolongation de leur activité après 60 ans, en avançant comme raisons l’intensification des cadences, le stress, le sentiment d’isolement et/ou le manque de reconnaissance. « La France a des performances proches des pays du Sud, loin des pays d’Europe du Nord qui sont en tête », explique l’économiste Catherine Pollak. « Les salariés français n’ont pas forcément plus de contraintes physiques, mais ils indiquent être moins récompensés. »
Dans les centres de médecine du travail, médecins et assistantes sociales manifestent leurs craintes et leurs inquiétudes. Avec ce recul de l’âge légal, on risque de voir réapparaître les inaptitudes à 60 ans, un dispositif qui était devenu caduc avec l’abaissement de l’âge légal et permettait ainsi de toucher une retraite à taux plein dès 60 ans. Dans certains centres de médecine du travail, il arrive assez souvent que l’équipe élabore des « scénarios » pour des membres du personnel malades, âgés de 56 à 57 ans, afin de leur aménager un parcours leur permettant d’atteindre sans trop de dommages la retraite ; par exemple en utilisant des postes aménagés ou le chômage – ce qui risque de devenir à présent très difficile, voire impossible. Avec l’intensification du travail tendu, la droite gouvernementale a supprimé « le gras », c’est-à-dire ces postes physiquement moins exigeants qui ont disparu. Le résultat, c’est que les entreprises privées aussi bien que les administrations publiques n’ont aucune marge pour recaser un salarié apte au travail mais dont le poste doit être aménagé. Le véritable scandale c’est que pour éviter les licenciements aux patients salariés, les médecins du travail sont de plus en plus obligés de s’autocensurer sur la gravité de leur diagnostic et déclarent « aptes » des travailleurs qui ne le sont pas.
Cette loi est aussi arbitraire quant au choix des pénibilités. Le gouvernement se prévaut d’avoir pris en compte la pénibilité. La solution choisie consiste à ce que chaque année, les salariés qui seront reconnus à un taux d’incapacité de 20 % par un médecin de la Sécurité sociale pourront partir à 60 ans. Chaque année, environ 10 000 personnes pourraient être concernées. De nombreux experts du travail et les syndicats critiquent cette logique individualisée demandée par le Medef et qui comporte des risques d’injustice.
Comme l’explique Annie Touchet, médecin-inspecteur à la direction régionale des Pays de la Loire : « à 55 ans, un salarié sur deux a des problèmes d’épaule invalidante. Mais si vous n’arrivez pas à lever votre bras au-delà de 90°, votre taux d’invalidité ne sera que de 5 %. » Donc, en pratique, le seuil choisi est bien trop limité et seules les maladies professionnelles reconnues, ou les accidents du travail, donneront droit à la reconnaissance d’invalidité. La spécialiste précise qu’« il aurait mieux valu prendre en compte des facteurs de risque. Le travail de nuit, les postes handicapants, les expositions à des produits dangereux, etc. ». Des études démontrent que le travail de nuit prolongé après 40 ans est systématiquement préjudiciable à la santé, que plusieurs millions de salariés sont exposés, chaque jour, aux produits CMR (cancérogènes, mutagènes, reprotoxiques 2). Pour tous ces travailleurs exposés, la maladie peut se déclarer des années plus tard, et très souvent à la retraite. Mais pour ce problème important, rien n’est prévu. Ainsi, le gouvernement avec sa loi inique exclut du dispositif un maximum de victime du travail. Comme l’ex-ministre Éric Woerth l’a expliqué cyniquement en son temps, cela vient « du fait que nous ne disposons aujourd’hui d’aucun moyen pour apprécier de façon rigoureuse à partir de quel seuil d’exposition la probabilité d’être malade devient une quasi-certitude ». Un vrai déni de responsabilité pour le patronat et les pouvoirs publics. Cela est aussi le cas pour les salariés victimes de souffrance au travail ou de harcèlement moral, dont les dossiers de reconnaissance en maladies professionnelles sont le plus souvent rejetés. Pourtant, les experts en retraites de l’OCDE 3 ont démontré que les problèmes de santé mentale sont ceux qui progressent le plus dans les pays de l’OCDE.
Cette loi pénalise les femmes les plus modestes. Comme le démontre la Caisse nationale d’assurance-vieillesse, du régime de base du privé, en 2009, 63 % des salariés qui font valoir leur droit à 60 ans avaient déjà quatre trimestres de trop et un sur deux avait cotisé huit trimestres de plus.
C’est le cas de nombreux travailleurs manuels, beaucoup d’ouvriers ou d’employés qui ont commencé à travailler jeunes. Avec le recul du départ à la retraite, ils vont devoir travailler plus longtemps – ce qui confirme que cette contre-réforme est une loi de classe. Face à cette injustice flagrante, le gouvernement maintient le dispositif « carrières longues » mis en place lors de la réforme Fillion de 2003. Ainsi les personnes qui ont travaillé dès 17 ans pourront partir à 60 ans et même avant, à condition d’avoir validé 43 ans de cotisation. Mais, malheur pour ceux qui ont débuté à 18 ans, ils devront cotiser 44 ans jusqu’à 62 ans, car ce dispositif ne les concerne pas !
Dans le privé, les Français partaient déjà en moyenne à 61,5 ans. D’après l’OCDE, ils quittent en réalité le marché du travail à 58,7 ans pour les hommes et à 59,5 ans pour les femmes, à cause du faible taux des emplois dans notre pays. Entre ces chiffres, beaucoup sont au chômage, en invalidité, en inactivité, sans ressources, dans des dispositifs transitoires ou en maladie.
Comme le regrette Anne-Marie Guillemard, « ces dernières années, au lieu de s’occuper énergiquement de l’emploi des seniors, la France n’a fait qu’augmenter le temps de latence entre le dernier emploi et la retraite ». Cela justifie la conclusion que cette loi va transformer de jeunes retraités en vieux chômeurs. Nous avons affaire à un tour financier d’illusionniste, qui va alléger les caisses de retraite mais qui va peser sur l’assurance-chômage ou sur d’autres comptes de solidarité. De plus, en repoussant le taux plein de 65 à 67 ans, cela va pénaliser les travailleurs précaires, les gens qui ont eu des parcours professionnels chaotiques, des carrières hachées et qui attendaient l’âge du taux plein pour ne pas subir une importante décote.
L’économiste Thomas Piketty a résumé dans Alternatives économiques cette situation : « Repousser l’âge légal de départ à la retraite à taux plein au-delà de 60 ans, dans le contexte actuel, c’est d’abord un moyen de récupérer très vite un ou deux milliards sur le dos des plus fragiles. C’est injuste socialement et ça ne règle rien. »
D’après le gouvernement, 80 % de travailleurs, en dehors des étrangers, ne sont plus au travail à 65 ans. Mais les 20 % restants sont des précaires, des gens qui ont connu des périodes de chômage. Et parmi eux, beaucoup de femmes, à cause des interruptions de carrières pour élever les enfants, ou parce qu’elles sont statistiquement davantage concernées par le temps partiel, le chômage ou des carrières « descendantes » avec réduction de salaire. D’ailleurs, sur les conditions de dégradation de la situation économique de ces femmes, différentes associations comme Attac et la fondation Copernic ont, à raison, déjà saisi la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), estimant que le projet de loi comportait des « discriminations envers les femmes ».
Car les femmes ont des durées de cotisation validées beaucoup plus faibles que les hommes : parmi les retraités, 44 % des femmes ont réussi à valider une carrière complète contre 86 % des hommes. Déjà aujourd’hui, la décote des pensions concerne plus de femmes que d’hommes et l’ampleur de la décote est beaucoup plus forte pour elles.
Cette contre-réforme taxe beaucoup le travail, très peu le capital et les entreprises. En effet, le gouvernement avance comme argumentation facile que nos retraites seraient liées à un problème démographique. Actuellement, il y a de moins en moins d’actifs et de plus en plus de retraités. Bien que ce raisonnement ne tienne pas vraiment, le ratio de dépendance économique de tous les inactifs, jeunes, adultes et vieux n’augmentera que faiblement jusqu’à 1,55 en 2050 pour 1,37 actuellement ; la loi impose des mesures démographiques. Elle fait travailler les Français plus longtemps.
C’est ainsi que l’âge légal a été repoussé de 60 à 62 ans, à raison de quatre mois par an. L’âge légal, c’est celui, rappelons-le, auquel le travailleur, qu’il ait ou non les trimestres nécessaires, peut faire valider ses droits à la retraite. Il est certain qu’en le repoussant de deux ans, cela va rapporter mécaniquement beaucoup d’argent, car ce sont autant de cotisations en plus versées par les actifs. Pour le gouvernement, cette mesure est le cœur de sa réforme. Idéologiquement, elle lui permet de faire une contre-réforme conservatrice, ultralibérale et de revenir ainsi sur la réforme de la gauche qui, au début des années 1980, avait abaissé l’âge légal de 65 à 60 ans. De fait, l’âge du taux plein recule lui aussi de deux ans et passe à 67 ans au lieu de 65 ans. Taux plein qui signifie précisément celui auquel il n’y a plus de « décote » (pénalité financière) quand on n’a pas l’ensemble de ses trimestres.
En 2020, ces mesures d’âge représenteront 20 milliards d’euros par an, soit l’essentiel du financement. Quant aux nouvelles taxes annoncées sur le capital et les entreprises, elles ne rapporteront que 5 milliards d’euros par an. C’est encore au peuple de payer la crise financière.
Dans une économie sous la domination presque totale de l’oligarchie financière internationale, il ne faut pas s’étonner que le point décisif qui fait passer de la « technique » à la politique soit précisément la question de la financiarisation. On est étonné que la complicité des liens entre la loi des retraites et « la finance » ne soit pas apparue au grand jour pour ce qu’elle est, à savoir une inconcevable incohérence dans une période où, précisément, nous n’allons pas finir d’éponger une crise financière de dimension inédite.
Ce labyrinthe cognitif traduit le désordre intellectuel qui règne dans les têtes du président Sarkozy et de son entourage d’histrions. Il leur a donc été possible de faire comme si ils menaçaient la finance, avec à sa tête les agences de notation, tout en justifiant, par la loi sur les retraites l’impératif du triple A 4 de la dette publique française.
Nous assistons à un gigantesque dérèglement dont aucun économiste-gourou à la solde de la bien-pensante « démocratie parlementaire » ne veut s’apercevoir : cette conjoncture particulièrement singulière où un gouvernement apparemment légal cherche à s’adresser conjointement à deux groupes sociaux absolument hétérogènes et dont les intérêts sont absolument opposés, à savoir à une société nationale d’individus politiques ainsi qu’à la communauté affairiste et extra-nationale de l’oligarchie des créanciers internationaux. Le summum de la confusion vient du fait que les règles des politiques publiques sont, de plus en plus, rendues en faveur de la communauté oligarchique financière internationale contre et au détriment de sociétés populaires nationales comme ici, la France. Dans ce stratagème un peu fou, on assiste au spectacle servile d’une autorité nationale qui se couche devant les menaces et les forces magiques des mots de la pensée dominante libérale et conservatrice qui ne sont pourtant que virtuelles et en réalité fort négligeables. Cette configuration inédite de la politique « moderne » du gouvernement Sarkozy nous a fait entrer dans l’ère de la libéralisation financière internationale.
Quant à ceux qui pensaient encore que le peuple souverain était la seule source de légitimité de l’État, son ayant-droit unique, le seul objet de ses politiques, ils découvrent qu’à l’occasion de la réforme des retraites, contrairement aux idées reçues naïves, les autorités politiques ne gouvernent pas pour les personnes dont ils ont reçu une certaine « légitimité électorale », mais bien pour d’autres. Dans le contrat social, il existe donc un intrus et nous nous apercevons que, précisément parlant, c’est celui qui fait la loi. Ce parasite c’est cette oligarchie entrepreneuriale, financière ploutocratique qui fait peser son totalitarisme par le pouvoir qu’accorde l’accumulation des profits et des richesses. Toute notre rancœur accompagne ces politiciens et ces spécialistes, technocrates ou intellectuels, qui justifient la « légitimité du mandat » de nos dirigeants et qui soulignent de leur mépris que « ce n’est pas la rue qui gouvernera », car nous nous demandons bien quelle autre solution il nous reste, à part prendre encore et encore cette rue, afin de lutter contre ce scandale.



1. La chrématistique est l’art de s’enrichir, d’acquérir des richesses. Elle s’oppose à la notion d’économie qui dans son sens premier (Platon, Aristote) désignait, elle, la norme de conduite du bien-être de la communauté.
2. Qui provoquent des cancers, des mutations des gènes, qui affectent la reproduction (stérilité, etc.). (Ndlr.)
3. L’Organisation de coopération et de développement économiques regroupe trente-trois pays de l’Europe, de l’Amérique du Nord et de l’Amérique latine, ainsi que du Pacifique. Elle a pour principal objectif de fournir un forum pour discuter et établir des approches constructives, compatibles et solidaires à l’égard des questions économiques et sociales afin d’assurer une croissance économique durable, de créer des emplois et d’améliorer le niveau de vie pour la population de ses pays membres et celle de la communauté internationale dans son ensemble.
4. On utilise la notation AAA pour qualifier l’excellence d’une entreprise ou d’une nation. Il s’agit de la notation la plus élevée accordée et elle indique que l’entreprise ou la nation repose sur une structure financière solide et qu’elle est promise à une croissance régulière.