La Russie aujourd’hui : c’est loin d’être calme sur le front est

mis en ligne le 4 novembre 2010
La Russie semble être de moins en moins présente dans l’actualité. C’est vrai – il n’y a pas de mouvement social d’ampleur en Russie en ce moment et ceux qui existent ne font pas habituellement l’actualité. Mais nous avons besoin d’observer plus attentivement ce qui se passe en Russie, qui parmi d’autres choses appelle à la solidarité avec les activistes russes.

La décennie Poutine
Dix ans après l’accession de Poutine au pouvoir en Russie – et bien sûr personne ne devrait être trompé par l’actuelle présidence officielle de M. Medvedev – le pays a atteint un point vraiment particulier de son développement. Les élections parlementaires sont de moins en moins intéressantes ; il y a juste deux partis officiels qui soutiennent le gouvernement et deux autres imposteurs, l’un deux étant les communistes, critiquant le gouvernement mais votant toujours comme on leur dit. Les élections présidentielles sont même encore moins intéressantes. Et tandis que l’intérêt général est en train de tomber toujours plus bas, les élections des gouverneurs régionaux sont abolies – ces gars sont maintenant désignés par le Kremlin, qui, ça ne fait aucun doute, sait mieux que tout le monde ce qui est bon. L’opposition politique est marginalisée et lourdement fliquée. Pratiquement, tous les observateurs constatent l’absence de vie politique en Russie ces temps-ci. La chose n’existe simplement plus ! Ou c’est ce qu’ils veulent nous faire croire.
Les médias de masse relativement indépendants ont déjà disparu depuis quelques années (quoique l’autocensure des médias et des journalistes est probablement aussi un gros problème). Malgré cela, il y a un journal qui garde sa position critique envers le gouvernement, et bien sûr, il y a l’internet. Mais pour le public dans son ensemble ces choses existent à peine.
D’autres réalités brutales de la vie sociale russe sont les violations des libertés et des droits fondamentaux des êtres humains, l’exploitation capitaliste toujours croissante en l’absence d’organisation syndicale massive, la brutalité extrême de la police. Il y a en plus une corruption écrasante et un manque d’administration d’état œuvrant effectivement, qui menacent parfois de paralyser le système dans son entier et le rendre complètement incontrôlable. Il y a un constat grandissant, même parmi les bureaucrates, que le système est très vulnérable. Par conséquent, ils craignent…

Bureaucrates et extrémistes
Récemment, deux dispositifs importants ont caractérisé la Russie moderne et le contexte général de l’activisme social. Ce sont la politique « anti-extrémiste » de plus en plus arbitraire (qui a souvent comme conséquence l’empêchement de fait et souvent la criminalisation de l’activisme social en tant que tel) et l’intensification du terrorisme néonazi. Le gouvernement et les bureaucrates locaux ont très peur des protestations sociales, à ce point qu’ils sont plus que jamais volontaires pour marquer n’importe quel activisme social comme « extrémiste » – il est plus facile d’interdire n’importe quoi dans le vieux style russo-soviétique. Quant à l’intensification des mouvements d’extrême droite et de la violence (le vrai « extrémisme »), ils sont en grande partie nourris par le gouvernement.

Les morts non accidentelles des antifascistes
La violence contre les personnes publiques, les journalistes et les activistes des droits humains fait parfois les premières pages des médias internationaux. Le meurtre du journaliste Anna Politkovskaya en 2006, l’activiste des droits de l’homme Natalya Estemirova en 2009 ou quelques politiciens libéraux étaient plus tôt de grands scandales (aussi bien que l’empoisonnement mystérieux de Litvinenko à Londres, bien qu’il ait été à peine un vrai dissident). Plus récemment cependant, les visages des activistes assassinés sont devenus plus jeunes et si nous regardons de plus près les faits qui sont annoncés (ou pas) dans les médias, nous verrons quelques changements importants.
Récemment la Russie était témoin d’une vague croissante de la violence raciste d’extrême droite, qui pendant quelque temps a été effectivement consolidée par le gouvernement, qui n’a pas réagi à la terreur nazie. La violence nazie – principalement contre les immigrés, les personnes de couleur, mais également contre les antifascistes, les anarchistes et les activistes progressistes sociaux – était en augmentation. Récemment nous avons également été témoin de l’apparition d’un mouvement nazi souterrain, qui est de plus en plus une force terroriste.
Pour le moment, la police prétend ne pas noter de problème ou constater qu’il y a juste une certaine guerre étrange entre deux sous-cultures de la jeunesse – les nazis et les antifascistes. Mais la situation est devenue incontrôlable et l’existence du terrorisme nazi en Russie est finalement admise officiellement. Le meurtre le plus récent était celui d’un juge, qui a condamné des nazis à des peines de prison.
Ce sont juste les cas où les gens ont été tués, alors qu’il y en a bien d’autres, qui ont entraîné seulement des dommages (et il y a des cas de tentatives d’attaques à la bombe contre des concerts antifascistes ou des maisons). Selon le rapport édité par le Centre Sova 1, environ 22 % de toutes les attaques nazies en 2009 ont visé des antifascistes. La méthode utilisée pour ces meurtres est identique à celle utilisée dans les massacres racistes – attaque en groupe et multiples blessures mortelles à coups de couteau, ou, plus récemment, aussi à coups de fusil.
Jusqu’ici le mouvement antifasciste a une politique de ne pas tuer les nazis par vengeance. C’est un principe moral très fort et une posture noble, mais personne ne sait pendant combien de temps ceci peut être tenu. (Et, naturellement, il y a déjà des cas de décès de nazis – un tel accident a eu lieu quand un antifasciste à Odessa, Ukraine, se défendait contre une attaque par un gang nazi et a accidentellement tué un des attaquants. L’Ukraine, semble-t-il, commence également à avoir un problème avec l’augmentation de la violence nazie, bien que les proportions ne soient toujours pas aussi importantes qu’en Russie.)

Ne pas s’enfuir
Avec l’établissement du gouvernement de plus en plus autoritaire du président Poutine après 1999-2000 et l’apparition de nouveaux problèmes (les politiques autoritaires de la police, la guerre et les troubles continuels en Tchétchénie et au Caucase, le terrorisme, la croissance de la xénophobie et l’augmentation continue du mouvement nazi en Russie) le mouvement anarchiste s’est également développé fortement, comme en réaction à ces développements négatifs. Les anarchistes en Russie sont généralement issus de diverses luttes sociales, ainsi que les autres activistes sociaux progressistes. D’ailleurs, face au nationalisme croissant en Russie, les anarchistes et les antiautoritaires constituent le noyau du mouvement antifasciste et sont parmi les internationalistes les plus consistants dans une situation où la gauche est largement inexistante en Russie. C’est pourquoi ce n’est pas une coïncidence si les anarchistes et leurs alliés proches sont parmi les victimes régulières de la violence nazie actuelle. Le mouvement anarchiste et la majorité du mouvement antifasciste en Russie sont principalement jeunes, 16 à 25 ans étant la tranche d’âge moyen. Et les victimes de la terreur nazie contre les antifascistes sont également de façon saisissante jeunes.

Où allons-nous à partir d’ici ?
Le contexte même de l’activisme social en Russie demeure très répressif (et encore plus récemment). De plus, la surveillance constante des activistes par la police et le FSB 2, les raids sur des bureaux des organismes sociaux et politiques (même des ONG paisibles et très respectueuses des lois), ce sont des limitations plutôt strictes sur les manifestations. Par exemple, dans les autorités russes locales, il y a une pratique répandue d’interdire ou de rendre pratiquement impossible tous les manifestations légales ou parfois même, les petits piquets. En Russie vous devez avertir les autorités dix jours à l’avance si vous voulez avoir un rassemblement ou une manifestation (si je ne me trompe pas, des règlements semblables ont, par le passé, existé au Chili sous Pinochet). Dans la pratique (pas selon la loi), ils peuvent même ne pas te donner une permission. Parfois, même si vous avez une permission, cela ne veut pas dire que votre rassemblement ne sera pas arrêté illégalement et brutalement par la police. Ceci rend la protestation de rue ouverte et l’activisme très difficiles et souvent confiné à une petite place derrière des barrières de police, parfois ceci le rend impossible. Et imaginez que votre camarade a été tué par les nazis ou brutalisé par la police ? Attendez-vous dix jours pour exprimer votre protestation ?
Les anarchistes, avec leur pratique des manifestations illégales, sont, ces dernières années, parfois meilleurs que le reste de l’opposition, parce qu’ils ne demandent pas des permissions et ont l’opportunité de prévoir et tenir leurs actions malgré la police. Cela laisse toujours un champ très restreint pour l’action – vous pouvez seulement faire une manifestation rapide, mais vous pouvez être sûr que les forces de police extrêmes et brutales arriveront assez rapidement après qu’elles ont eu vent de la protestation. Mais au moins, vous pouvez faire quelque chose d’une manière plutôt visible et parfois tout à fait efficace. À de nombreuses occasions, les anarchistes à Moscou et à St-Petersburg pouvaient avoir des manifestations de cette façon, bloquant le trafic sur les rues centrales (par exemple, pendant la campagne contre la brutalité de police et pendant les protestations sur les meurtres nazis des camarades). Il y a également une pratique croissante de confrontation avec la police si elle empêche ou limite les rassemblements légaux (comme cela était le cas pour la manifestation antifasciste le 19 janvier 2010). À cet égard mais pas sans problèmes, des méthodes anarchistes de rue se développent et les anarchistes peuvent construire lentement une culture de protestation qui leur est propre.
Cependant, dans ces luttes il serait utile de savoir et de sentir que nous ne le combattons pas seuls et que la solidarité internationale est toujours un outil puissant. L’expérience le montre, les bureaucrates russes se sont toujours inquiétés de leur réputation internationale, ainsi les actions de solidarité devant les ambassades russes peuvent être plutôt efficaces (aussi bien que les autres moyens de protestation et de solidarité).
Malheureusement, la situation en Russie nous montre que de telles actions seront nécessaires bientôt.

Mikhail Tsovma
Traduit par Nicolas, Relations extérieures de la Fédération anarchiste



1. Le centre pour l’information et l’analyse Sova est une organisation non gouvernentale basée à Moscou, fondée en 2002, qui conduit des travaux de recherches sur des thèmes tels que le nationalisme et le racisme, les relations entre les églises et la société, et le radicalisme politique. Ils s’intéressent également aux problèmes des droits de l’homme, particulièrement dans le problème des abus des mesures de contre-extrémisme. Source : www.sova-center.ru (NdT.)
2. Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie, service secret russe, principal successeur du KGB soviétique. Le FSB fait partie des trois services de renseignements russes et il s’occupe de la sécurité intérieure de la Russie. Source : Wikipédia. (NdT.)