De l'objection de conscience

mis en ligne le 1 décembre 1959
Qu'est l'objection de conscience, sinon le refus d'un homme de se plier aux exigences, aux lois, aux usages ayant cours. Dans tous les domaines et dans tous les temps, il y eut objections de conscience, individuelles ou collectives, des hommes devant l'ordre établi.
Comment cette rebellion contre les injustices, les iniquités, les vols et les crimes ne serait-elle pas élevée, au premier titre, contre les droits que s'arroge la société de faire de l'individu un instrument de meurtre, de l'appeler au massacre de ceux-là mêmes qu'il prétend défendre et aimer ?
C'est au point que l'objection de conscience est devenue synonyme de refus de servir l'armée, exclusion faite de ces multiples autres aspects : grès, émeute, attentat, désertion, etc.
Que ces révoltes actives ou passives, opposant l'agitation ou la force d'inertie aux Pouvoirs publics, aient compté des hommes de tous les horizons politiques, philosophiques, religieux et sociaux, voilà qui est certain.
Mais que l'on prête à l'objection de conscience un caractère purement religieux, comme le fait notre camarade Sener, 1 relève d'une méconnaissance totale de la question.
Même dans le domaine strictement militaire sous lequel il l'envisage, les révolutionnaires et les anarchistes non seulement y ont joué un rôle important durant l'entre-deux guerres et avant celle de 1914, mais encore en ont été les pionniers.
Déclarer qu'un Leretour était un religieux ou même un non-violent égaiera tous ceux qui l'ont connu.
Il refusait (et d'autres avec lui) la violence collective où l'on ne sait plus ni pour qui, ni contre qui l'on se bat, mais il se réservait individuellement de défendre son individualité.
Sans doute ne l'a-t-il pas défendue contre l'emprisonnement, et c'est ce qui permet à Sener d'écrire :
« Mais c'est la plus sotte façon de se révolter, celle qui est la moins digne, que de se faire enfermer comme une bête. »
N'en pourrait-on dire autant de Bakounine, de Louise Michel ou de Malatesta : considérer (comme le fait notre camarade) le condamné comme un complice de son bourreau, c'est manier l'humour noir au-delà des bornes.
Le meilleur moyen de n'avoir pas à courir le risque de « croupir dans une cellule » est de rester sagement les pieds dans ses pantoufles.
Je ne crois pas que ce soit à cela qu'aspire notre camarade Sener. 2
Lorsqu'il écrit plus loin :
« On peut aussi considérer que l'acte de l'objecteur est pleinement justifié si celui-ci considère que toute tentative de soulever les masses est vouée à l'échec. »
Il ne fait qu'énoncer un axiome qui mériterait d'être prouvé.
Je pense encore une fois à Leretour et à Lagot, courant les syndicats, tentant de fomenter des grèves ; je pense à la délégation massive d'objecteurs venus se faire emprisonner et expulser de leurs geôles par les Pouvoirs publics peu soucieux de voir se dérouler un procès collectif ; je pense à la décapitation de la statue de Déroulède, place Saint-Augustin, pour attirer l'attention sur Ferjasse, détenu pour l'objection de conscience.
C'est dans l'espoir « de soulever les masses » et de « donner » que la plupart des objecteurs ont agi comme ils l'ont fait, et quels sont les coupables de ceux qui tracent la voie et de ceux qui refusent de s'y engager ?
Je constate sans crainte de démenti qu'au contraire du commun des hommes qui attendent l'heure H du jour J pour aligner leurs actions sur leurs pensées, les objecteurs de conscience sont les seuls à réaliser celles-là en application de celles-ci.
Que l'objection de conscience soit une méthode plus stérile qu'une autre, je laisse tout le poids d'une pareille prophétie à son auteur ; on l'a dit de bien des choses et entre autres de l'anarchie, dans laquelle nombre de sceptiques et de détracteurs n'ont voulu voir qu'une théorie utopique sans rapport avec le réel.
Lorsque Sener nous dit : « Un statut légal pour le service civil ou l'objection de conscience est nécessaire, mais il viendra après une prise de conscience des masses », il semble oublier que cette conscience des masses ne sera pas tant que les hommes prétendront comme lui se désintéresser de la question.
S'il faut attendre que le peuple soit éduqué pour pouvoir lui donner une éducation, que ce soit celle de l'objection de conscience ou une autre, quand cette éducation commencera-t-elle ?
Enfin, en contradiction avec la conclusion de son article, Sener, au cours de celui-ci, oppose l'utilisation du militant, et l'efficacité des méthodes à des impératifs personnels.
Si cette primauté a cours dans les milieux politiques, les anarchistes, eux, l'ont toujours donnée aux droit de l'individu sur les « devoirs » du militant.
Je retrouve cette même abstraction dans cette phrase : « Je n'étoufferai pas mon idéal dans une cellule pour m'empêcher de faire le mal à mon prochain, mon idéal vaut mieux que moi ! »
Mais non, mon camarade, il n'y a pas d'idéal au-dessus de toi-même, mais en toi-même, et il n'y a sans doute pas d'idéal plus élevé que celui qui ne veut pas faire de mal à son prochain, et lorsque tu dis : « Donc celui qui est objecteur par fierté n'est pas celui qui a la conscience la plus tranquille », je ne cède pas à ce chantage, à l'accusation de ce péché d'orgueil que nous jettent à la face tous les officiants de sacristie et de partis politiques, et je voudrais savoir si celui qui, ayant jugé que son idéal valait mieux que le fait de pouvoir faire du mal à son prochain, a meilleure conscience dans son commando de tortionnaires africain que celui qui étouffe son idéal dans sa cellule.
Entendons-nous, je n'ai jamais prôné l'objection de conscience, estimant que ce ne pouvait être qu'un acte personnel que nul autre n'a à juger que l'intéressé, par surcroît parce que j'aurais assez mauvaise posture pour engager des hommes dans une voie que je n'ai pas eu, moi-même, le courage de suivre.
Mais je ne me sens pas davantage le droit de m'opposer aux impératifs de la conscience humaine, et moins encore de décocher le coup de pied de l'âne à ceux qui y obéissent.


1 Monde libertaire n°53
2 Une coïncidence veut que Joyeux ait placé en exergue de son article, dans ce même journal, une citation de Jules Vallès, qui est la plus belle réponse aux accusations de l'article incriminé.