Au fond des grands bois… de justice

mis en ligne le 1 janvier 1955
On a, paraît-il, relevé cette phrase au hasard d'une copie d'écolier : « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n'en sortirons que par la force des marionnettes. » Saint Louis rendait la justice sous un chêne. De nos jours, ce sont les glands qui la rendent, la justice. Les glands, et les marionnettes précédemment citées.
J'ai suivi, comme tout le monde, le procès Dominici. Sans y être convié. Par les journaux. On a condamné le bonhomme à mort, après onze jours de procès, sans en savoir plus long qu'au premier. On l'a condamné parce qu'il était nécessaire que l'on condamnât quelqu'un. La justice se préoccupe peu du coupable : il lui en faut un. Et vite.
La presse d'État et MM. les juges ont trouvé interminables ces onze jours. Onze jours ! Cela leur paraissait, ce bail, plus monstrueux que le crime. Ils ont autre chose à faire dans la vie qu'à juger, les juges. La chasse, par exemple, est ouverte.
En Amérique, le procès Sheppard dure depuis deux mois. Oui, deux mois. On entend dénicher la vérité, on y mettra le temps qu'il faudra. Ici, Sheppard aurait été condamné en une semaine, à pile ou face, pour la simple et unique raison qu'il est plus commode et expéditif de rendre un quelconque arrêt que d'aller chercher midi à quatorze heures, même si la vérité est au bout.
On l'a bien vu lors du procès Dominici. Tout un chacun s'est étonné à plusieurs reprises de constater que les témoins, à l'instant précis où il ne fallait surtout pas les lâcher, se voyaient congédiés d'un bonhomme : « Très bien, merci, allez vous rhabiller ». Des fois qu'ils en disent trop long et viennent troubler l'ordonnance du travail bien fait !
Les jurés – cinq cultivateurs, un boucher et un « propriétaire » - n'ont pas pipé mot, des fois, aussi, que leur intervention eût risqué de ne pas les ramener en vitesse à leur foyer. Et de répondre « oui » à toutes les questions, y comprises celles concernant – incroyable mais vrai ! - la préméditation. Comment pouvait-on parler de préméditation alors qu'en fait, on ne savait absolument pas qui avait tué ? Ni comment, au juste ? Il est vrai que ces jurés étaient, comme ils le sont tous, triés sur le volet. Ou sur le valet, si vous aimez mieux.
Ce n'est pas par tendresse pour le vieux Dominici que j'écris ceci. Le vieux, d'une façon ou d'une autre, a sûrement trempé dans l'affaire. Il aurait autrement gueulé s'il avait été pour de bon innocent. Et la famille aurait fait un tout autre foin. Mais, dès l'instant qu'aucune preuve n'était convaincante, que des aveux suspects étaient rétractés, que tout, en un mot, demeurait dans l'ombre, il n'y avait pas de verdict possible. Mais, je le répète, il en fallait un.
Voilà pourquoi ce qui s'est passé à Digne (Digne, quel nom pour cette comédie !) est la plus odieuse des solutions de facilité, voilà pourquoi l'hermine s'est faite marmotte, voire chacal.
Une tête d'homme, ça ne coûte pas cher. Et ça fait vivre.
Un ignoble juré récusé insistait, lui, sur le fait que l'accusé était italien et que, pour cette excellente raison, il ne fallait pas le louper.
Tête pour tête, on aurait préféré obtenir celle de ce bon citoyen.

René Fallet