Le pouvoir patriarcal

mis en ligne le 15 juillet 2010
HS39Femmes
Qu’est-ce que le pouvoir ? Qui le possède ? Qui l’exerce ? Écartons d’emblée la première question de nature philosophique pour nous concentrer sur les deux autres. Qu’il s’agisse de la politique, de la religion ou de l’économie en France et dans le monde, le pouvoir a été et est quasi exclusivement occupé par des hommes. Aucune société, de la préhistoire à nos jours, ne peut revendiquer avoir eu une ou plusieurs femmes détentrices de ces trois pouvoirs de manière synchronique – rappelons qu’il est dorénavant prouvé que les sociétés dites matriarcales relèvent du mythe. Cette exclusion, formelle ou non, des femmes des pouvoirs n’a pourtant été questionnée que très récemment et si l’énoncé – le pouvoir est toujours entre les mains des hommes – peut aujourd’hui être formulé sous la forme d’une évidence, c’est grâce aux conquêtes féministes. En effet, avant que n’émerge officiellement le débat sur la parité en 2000, la classe politique française était composée à 95 % d’hommes. À cette période, trente conseils généraux ne possédaient aucune femme. Cela ne posait strictement aucun problème. Il était dans l’ordre naturel des choses que les femmes ne s’occupassent pas de la chose publique.
Le paradoxe français préexistait à ce débat car le pays qui se revendique de l’universalisme et de la démocratie n’a vu aucune contradiction dans l’exclusion des femmes du suffrage universel. La chercheuse Juliette Rennes a remarquablement mis en lumière cette controverse d’égalité sous la IIIe République où l’argumentation antiféministe se recompose de façon permanente pour justifier le refus de l’égalité des sexes. Au nom notamment de la nature féminine, notion pourtant radicalement incompatible avec la valeur de l’égalité, les républicains antiféministes s’appliquent à interdire aux premières femmes l’accès aux professions de prestige 1. Il a fallu la lutte des féministes pour s’émanciper et obtenir l’égalité des droits et désormais pour rendre visible l’insuffisance criante de cette égalité formelle. Plus de dix ans après la controverse sur la parité, le constat sur la place des femmes en politique demeure accablant. Mieux, ce constat en politique se double désormais d’un constat encore bien plus affligeant sur la place des femmes dans le monde du travail et notamment dans les lieux de pouvoir des entreprises 2. En politique, des mesures constitutionnelles ont été prises pour augmenter le nombre de femmes. Sans grand effet.
En économie, une des préconisations du rapport remis en juillet 2009 sur la question de la représentation des femmes dans les conseils d’administration et de surveillance des sociétés et des entreprises publiques, et plus largement dans les instances de décision, vise aussi à augmenter le nombre des femmes jusqu’à 40 %. ça a déjà commencé. La semaine dernière, l’épouse du ministre du Travail, gestionnaire de la première fortune de France, est entrée au conseil de surveillance d’Hermès. La belle affaire ! Ces timides avancées – un peu plus de députées et de patronnes – réjouissent-elles les féministes ? Rien n’est moins sûr puisque l’horizon des luttes féministes reste l’abolition du pouvoir patriarcal et non son accommodement, même à la sauce égalitaire. Combattre pour l’abolition de l’institution du mariage plutôt qu’à son extension aux couples de même sexe !
Toutefois, en l’état actuel des choses, la revendication égalitaire demeure le levier le plus efficace pour transformer l’ordre sexiste même si cette égalité doit se comprendre comme l’égal accès aux postes les plus sexistes et les plus répressifs : armée, police, CRS, ou encore la Légion étrangère encore interdite aux femmes… Des théologiennes catholiques qui se disaient féministes ont même réclamé en 1982 qu’on ordonnât des femmes. Pourquoi pas une papesse puisqu’ont bien existé des abbesses ? Au nom de quoi les femmes s’interdiraient-elles d’accéder aux postes et aux fonctions très lucratives de politique et de l’entreprise ? D’ailleurs, l’actualité vient nous rappeler opportunément que certaines ne se privent pas de profiter et de faire profiter de leurs privilèges. Telle secrétaire d’État prête son luxueux logement de fonction à ses frères. Telle ancienne ministre cumule sa retraite de parlementaire (4 000 euros), ses indemnités de conseillère générale (2 000 euros) et le paiement d’une mission de 9 500 euros mensuels sur « les conséquences sociales de la mondialisation ». Il y a fort à parier qu’être gouverné par une présidente de la République ou être dirigé par des pédégères ne bouleversera pas le pouvoir patriarcal. Aussi la formule féministe des années 1970 reste-t-elle toujours d’actualité : ce n’est pas une part supplémentaire du gâteau qu’il faut réclamer, c’est la recette qu’il faut changer.
Les pouvoirs politique et économique ne sont en réalité que la toute petite partie émergée de l’iceberg patriarcal. Celle-là même que l’on a mis tant de temps à voir. Restent les neuf dixièmes de la partie immergée, celle qui constitue le fondement du pouvoir patriarcal, à savoir le travail domestique accompli par les femmes à titre gratuit pour le plus grand profit des hommes. À notre sens, c’est l’une des conquêtes les plus méconnues du mouvement féministe. La découverte de ce territoire de l’oppression patriarcale est décisive. Comme l’existence et la fréquence de la violence domestique contre les femmes mises en lumière cette dernière décennie, l’inégalité de la répartition du travail domestique n’était pas vue comme un problème. Pour mettre à jour ces faits, une énergie féministe considérable dut être déployée. Comme pour les faits de la violence masculine, il faut des chiffres qui établissent les inégalités dans le travail ménager et parental au sein du couple hétérosexuel.
Avec sa coutumière ironie, la sociologue Christine Delphy rappelle dans l’introduction de son dernier recueil d’articles que « pour collecter les chiffres, il faut d’abord penser, sur la foi d’indices qualitatifs, que ce phénomène existe : pourquoi calculerais-je la quantité de neige tombée dans le Vaucluse si je suis convaincue qu’il n’y neige jamais, qu’il ne peut pas y neiger ? 3 ». La conquête féministe a été de rendre visible une inégalité qui s’inscrivait dans l’ordre naturel des choses.
Le texte majeur en France qui a mis en lumière l’économie politique du patriarcat est son article intitulé « L’ennemi principal 4 ». Son analyse démontre que le travail domestique et l’élevage des enfants reposent quasi exclusivement sur les femmes et que ce travail non rémunéré est effectué gratuitement, contre rien, au profit des hommes. Le fait que les femmes françaises soient entrées massivement dans le salariat ne change strictement rien à l’affaire. Pour mémoire, rappelons le retard considérable pris par le législateur français à libérer les femmes mariées de l’autorisation de leur époux pour exercer une activité professionnelle alors qu’elles représentaient, dès avant l’adoption de la loi de 1965, presque la moitié de la population active. Si la femme travaille, écrit Delphy, « non seulement son emploi ne la dispense pas du travail domestique mais il ne doit pas nuire à ce dernier. La femme n’est donc libre que de fournir un double travail contre une certaine indépendance économique ». C’était il y a quarante ans !
Les dernières enquêtes nous permettent de faire le point sur l’évolution des comportements et la répartition du travail au sein des couples. Surprise ? Presque rien n’a changé. En 1998, une enquête de l’Insee avait déjà établi que 80 % du travail domestique était encore assuré par les femmes.
Deux ans plus tard, une autre enquête de la Direction des études du ministère du Travail montrait que trois pères sur quatre n’effectuaient aucune tâche parentale au quotidien, quel que soit le nombre de leurs enfants et que le travail parental – une quarantaine d’heures par semaine – reposait aux deux tiers sur les mères 5. La dernière étude du même organisme datant de 2002 établit que le temps passé par un enfant, seul avec son père, est de 4 h 22 par semaine, alors qu’il est de 29 h 25 pour la mère 6.
L’enquête de Danièle Boyer sur les pratiques des pères bénéficiaires de l’Allocation parentale d’éducation (un homme éligible sur 100 contre une femme sur 3 a recours à ce dispositif) montre que même chez ces pères au foyer, si l’on assiste à une meilleure répartition du travail parental, les rôles ne sont pas pour autant inversés : ils ne s’investissent pas dans la sphère domestique qui repose sur leurs épouses pourtant salariées 7.
Enfin, en 2005, une étude menée par l’Ined et l’Insee 8 permet à nouveau d’évaluer la participation des pères au travail parental. Même si on observe des nuances dans la nature des tâches, les chiffres de l’inégalité de l’implication parentale n’ont pas varié d’un iota.
L’image du « nouveau père » et de la « paternité contemporaine » ou encore l’idéal de partage égalitaire des tâches de soins et d’éducation sont des remarquables mystifications, dont les entreprises aidées par leurs amis publicitaires raffolent pour vendre tel ou tel produit, qui viennent occulter la persistance de la division sexuelle inégalitaire du travail domestique.
Malgré l’égalitarisme des discours, la tradition patriarcale continue à gouverner les habitudes familiales : les mères assurent le quotidien et l’intimité, les pères les sorties et les jeux. En 2009, les hommes tirent toujours profit du travail domestique gratuit accompli par les femmes. Comble du paradoxe, en jouant sur la coexistence de systèmes juridiques européens et français qui juxtapose un principe général d’égalité de droit et des mesures spécifiques compensant des inégalités de fait (par exemple avec les lois sur les retraites des mères fonctionnaires), ils parviennent même à retourner les politiques d’égalité entre les sexes à leur profit 9. Si on comprend aisément pourquoi les hommes ont intérêt à profiter du travail gratuit des femmes (stratégie du « travailler moins pour gagner plus »), on peine à identifier la stratégie du comment.
Comment, depuis ces dernières décennies, les hommes arrivent-ils à occulter cette partie immergée de l’iceberg patriarcal ? Comment la classe politique quasi exclusivement masculine arrive-t-elle à se faire passer pour féministe dans les médias et l’opinion ? Par quel tour de magie parvient-elle à nous faire prendre des vessies pour des lanternes ? La réponse est assez simple, en employant les deux artifices des magiciens : l’illusion et la prestidigitation.
Le premier fabuleux tour d’illusion consiste à nous faire que croire que la France est autant le pays des droits de l’Homme (avec un grand H) que le pays des droits des femmes, de l’égalité des sexes et de la mixité. C’est l’effet du discours performatif dans la rhétorique politique. Aux yeux de l’homme politique français, le fait d’énoncer le principe d’égalité fait advenir cette égalité dans la réalité. Un peu comme les panneaux signalétiques au bord de la route qui vous annonce que la Normandie est le pays des pommes. Parce que c’est écrit, il faut croire que c’est vrai. Si donc la devise républicaine – Liberté-égalité-Fraternité – est écrite sur tous les frontons de nos monuments, c’est que ça doit être forcément vrai. Si au nom de l’égalité des sexes et de la liberté des femmes, l’homme public s’indigne de l’asservissement des femmes arabes, africaines et musulmanes, c’est qu’il doit nécessairement croire dans les valeurs qu’il proclame. Sommes-nous seulement tenus de croire à la sincérité des hommes politiques sur leur engagement féministe ?
Le second tour de prestidigitation consiste à nous faire détourner le regard de notre sexisme pour l’orienter ailleurs. C’est un stratagème efficace très en vogue ces dernières années qui peut se résumer ainsi : le pouvoir patriarcal sévit « là-bas », dans les pays arabes et africains, en Iran et en Afghanistan ou chez nous mais seulement en banlieue chez les hommes et les femmes originaires de « là-bas 10 ». Alors qu’il ne sévit pas « ici », pas « chez nous », pas dans la République française.
Dans un ouvrage collectif justement intitulé La République mise à nu par son immigration dirigé par Nacera Guénif-Souilamas 11, la sociologue démontre comment le combat antisexiste dissimule mal un racisme vertueux ou encore comment la violence masculine sert à « noircir les uns pour blanchir les autres » pour emprunter la formule extraite du même livre à Delphy. Au fond, le problème du patriarcat pour les hommes français – avec le soutien paradoxal de certaines féministes, il est vrai –, c’est le foulard islamique hier et la burqa aujourd’hui, ce n’est pas le pouvoir patriarcal bien de chez nous.

Thomas Lancelot et Sigrid Gérardin


1. Juliette Rennes, Le Mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige, 1880-1940, Fayard, 2007.
2. Rapport sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, réalisé par Brigitte Grésy, inspectrice générale de l’Action sanitaire et sociale à la demande du ministre du Travail, des Relations professionnelles, de la Famille, de la Solidarité et de la Ville. Publié en juillet 2009.
3. Christine Delphy, Un Universalisme si particulier. Féminisme et exception français, 1980-2010, 2010.
4. In Christine Delphy, L’Ennemi principal. Économie politique du patriarcat, 1998.
5. Anne-Marie Devreux et Gérard Frinking, Les Pratiques des hommes dans le travail domestique. Une comparaison franco-néerlandaise, Paris, CSU-CNRS et DARES-ministère de l’Emploi et de la Solidarité, 2001.
6. Anne Bustreel, « Les facteurs de l’implication du père dans la garde des jeunes enfants », in Nathalie Coulon et Geneviève Cresson (dir.), La petite enfance. Entre familles et crèches, entre sexe et genre, L’Harmattan, 2007.
7. Danièle Boyer, « Le congé parental peut-il promouvoir l’égalité entre hommes et femmes », in Nathalie Coulon et Geneviève Cresson (dir.), op. cit.
8. Carole Brugeilles et Pascal Sébille, « La participation des pères aux soins et à l’éducation des enfants. L’influence des rapports sociaux de sexe entre les parents et entre les générations », Politiques sociales et familiales, n° 95, mars 2009.
9. Anne-Marie Devreux, « « Le droit, c’est moi ». Formes contemporaines de la lutte des hommes contre les femmes dans le domaine du droit », Nouvelles questions féministes, vol. 28, n° 2, 2009.
10. Il faut écouter les témoignages involontairement hilarants de certaines personnalités « qui s’engagent » recueillis dans le DVD de l’association Ni putes ni soumises, Itinéraire d’un combat, MK2 doc, 2004.
11. Éd. La Fabrique, 2006.