L'épopée hongroise

mis en ligne le 1 décembre 1956
Hongrie, octobre-novembre 1956 : un nom et une date qui s'inscriront dans l'Histoire en lettres de feu – et de sang.
Car nul n'oubliera jamais l'incroyable héroïsme de ce petit peuple. Sur la terre des Magyars labourée par les colonnes blindées de l'envahisseur, les tanks peuvent tracer leurs sillons funèbres : ils ne pourront empêcher l'Histoire d'enregistrer le nom des assassins.
Ni celui de leurs complices. L'ignoble ramassis de laquais qui, après avoir rampé aux pieds d'un despote et encensé tous ses crimes, couvrent aujourd'hui d'injures les héros de l'insurrection hongroise, peuvent maquiller la vérité, falsifier les faits, truquer les photographies : leur laborieux travail de faussaires ne pourra empêcher la vague du dégoût populaire de les atteindre et de les submerger.
Quoi qu'en puisse écrire dans l'organe du "Parti des Fusilleurs" les aboyeurs de service, le magnifique élan qui a jeté un peuple unanime, femmes et enfants, ouvriers et intellectuels contre les tanks de l'oppresseur, a jailli des profondeurs populaires et il faut la bassesse d'un Thorez, d'un Duclos ou d'un Wurmser pour insulter ces héros et applaudir leurs assassins.
Mais le brouillard de mensonge se dissipe. En France, les intellectuels désertent le Parti et la base s'agite. La C.G.T. n'ose, pour une fois, s'aligner sur l'officine stalinienne et, preque partout dans le monde, des soubresauts secouent les partis communistes. En Hongrie même, des milliers de soldats russes ont déserté, rejoignant leurs frères hongrois dans leur lutte héroïque.
La sauvage ruée des tanks russes sur Budapest a dissipé un mirage et soulevé l'indignation de tous les hommes libres. Mais ceux-ci ont le devoir de dénoncer les hypocrites pleurnicheries de la bourgeoisie réactionnaire et du fascisme international.
Comment ne pas être écœuré d'entendre un Pineau dénoncer le crime russe à l'heure même où, sur son ordre, les bombes françaises éventraient Port-Saïd et décimaient sa population ?
Comment ne pas être écœuré d'entendre un de Chevigné dénoncer le massacre du peuple hongrois, alors que cet immonde personnage est responsable du massacre de quatre vingt mille Malgaches assassinés sur son ordre ?
Comment ne pas être écœuré d'entendre un Tixier-Vignancour s'élever contre les bourreaux russes, lui qui, il y a si peu, couvrait d'éloges les bourreaux nazis ?
Comment ne pas être écœuré d'entendre un Biaggi hurler à la mort et lancer sur les valets de l'impérialisme russe ses « paras » dont les mains se souillèrent de tous les crimes au service de l'impérialisme français ?
Comment ne pas être écœuré d'entendre une Pie jacassante condamner du haut de son Vatican les tortionnaires de Moscou, alors qu'Elle a toujours « oublié » de dénoncer le tortionnaire de Madrid ?
Il serait, en vérité, plaisant, si cela n'était tragique, de voir toutes ces gueules engluées de sang s'accuser mutuellement d'assassinat !
Non : la Révolution hongroise n'appartient pas à ces gens-là. Les Comités Révolutionnaires et les Conseils d'Ouvriers qui ont surgi d'elle témoignent tout à la fois de ses racines populaires et de son refus d'accepter un retour à un régime de bourgeoisie exploiteuse.
Malgré les mensonges intéressés des Staliniens et des fascistes, Budapest 1956 s'inscrit dans la plus pure tradition révolutionnaire à la suite de Barcelone 1936, de Berlin 1918, de Paris 1871.
Comme de Cronstadt 1921. Car, n'en déplaise aux distingués théoriciens du marxisme-léninisme, la sanglante faillite du stalinisme n'est pas seulement celle d'un homme et de son système. Et les trotskystes, qui dénoncent aujourd'hui l'écrasement de la Commune hongroise par Khrouchtchev, n'ont jamais dénoncé l'écrasement de la Commune de Cronstadt par Trotsky : les mobiles en furent cependant les mêmes comme en sont les mêmes les mensonges qui « justifient » la répression. Tant il est vrai que les mêmes causes engendrent toujours les mêmes effets.
Il est encore trop tôt pour mesurer les conséquences, sans doute immenses, de la révolte hongroise. Deux faits paraissent cependant certains aujourd'hui.
D'abord, après plusieurs semaines de lutte sanglante, les quatre cent mille soldats de l'armée soviétique, appuyés par six mille chars et plusieurs centaines d'avions à réaction, n'ont pu parvenir à mettre à genoux le peuple hongrois.
Décimés par la mitraille, traqués par la soldatesque, menacés par la déportation, la faim et les épidémies, les insurgés hongrois tiennent toujours et, s'ils n'ont pu vaincre, ils ne sont pas eux-mêmes vaincus, puisque leurs Comités et leurs Conseils discutent d'égal à égal avec le gouvernement fantoche de Kadar.
Le second fait est la mise en évidence de l'implacable lutte que se livrent entre eux les successeurs de Staline. Tour à tour, les « libéraux » et les « staliniens » paraissent l'emporter, ce qui imprime à la politique russe une ligne zigzagante. Ainsi, après avoir encouragé la déstalinisation en Pologne, les Russes font marcher leurs divisions blindées sur Varsovie, puis acceptent le triomphe de Gomulka. De même, en Hongrie, ils soutiennent d'abord le Stalinien Géroë, tolèrent un instant Nagy, puis lancent leurs blindés sur Budapest, les retirent, engagent des pourparlers avec les insurgés, les rompent, écrasent l'insurrection et, militairement vainqueurs, mais incapables de profiter d'une victoire que la Résistance hongroise rend précaire et incertaine, laissent en place les Comités révolutionnaires et les Conseils d'ouvriers élus par le peuple.
Nul ne peut prévoir l'avenir. Mais un fait est acquis : en écrasant militairement la révolte populaire hongroise, les successeurs de Staline ont définitivement dissipé le mirage d'une Russie « socialiste » et « patrie du prolétariat », aux intérêts impérialistes de laquelle la classe ouvrière internationale a trop longtemps sacrifié sa propre cause.
Puisse l'impérissable exemple de l'insurrection hongroise réveiller, partout dans le monde, les énergies révolutionnaires !