Immigrants aux États-Unis

mis en ligne le 27 mai 2010
Aux États-Unis, un État vient d’annoncer l’ouverture prochaine de la chasse à l’immigrant sans papier.
Le 13 avril dernier, la plus sévère législation contre l’immigration de tous les États-Unis (communément appelée SB 1070) a en effet été adoptée en Arizona, à 35 voix (républicaines) contre 21 (20 démocrates et une républicaine). Cette loi, qui pourrait entrer en vigueur dans les prochains mois, est la plus récente et la plus aiguë manifestation du raz-de-marée conservateur qui balaie les États-Unis 1.
Il vaut la peine de s’attarder un peu à ce qu’elle propose.

Profilage racial et autres saloperies
Pour commencer, et c’est ce qui a le plus prêté à controverse, non seulement la loi SB 1070 fait-elle une offense criminelle du fait de ne pas posséder de papiers d’identité qui autorisent à être au pays, mais elle demande en outre aux policiers qu’ils vérifient le statut légal de toute personne qu’ils peuvent raisonnablement soupçonner (sic) de ne pas en posséder. Ce qui constitue un « soupçon raisonnable » reste, et c’était inévitable, très vague ; mais cela constitue un terrifiant précédent.
Marjorie Cohn, qui enseigne à la Thomas Jefferson School of Law, suggère, et je pense qu’elle a raison, que puisque la loi n’interdit pas aux policiers de décider sur la base de la race ou de l’ethnie qui ils interpelleront, elle revient à criminaliser le fait, pour une personne à la peau brune, de déambuler où que ce soit en Arizona et donc à rendre légal le profilage racial 2 (délit de faciès). Vicelarde à souhait, cette loi invite même toute personne à poursuivre en justice une ville ou un comté dont elle estimerait que le corps policier ne procède pas à suffisamment d’arrestations de sans-papiers. Elle criminalise aussi, pour faire bonne mesure, le fait pour les sans-papiers de proposer leurs services à des employeurs potentiels.

La résistance s’organise
Mais le raz-de-marée conservateur vient peut-être cette fois d’y aller un peu trop fort.
Cette loi a en effet suscité dans le pays tout entier de très vives réactions et divise même la population de l’Arizona – un sondage Gallup rapporte qu’elle y est approuvée par 39 % des gens et rejetée par 30 %.
Si quelques États du sud y voient un exemple à imiter, beaucoup d’autres observateurs, à commencer par le président Obama, critiquent vertement la loi SB 1070, la jugeant anticonstitutionnelle. Certains appellent au boycott de l’Arizona et de ses produits. Des manifestations monstres ont déjà eu lieu ou sont annoncées, notamment en Californie et dans d’autres États du sud, où les latinos sont en grand nombre et influents et où la loi de l’Arizona est combattue de manière particulièrement vive. Elle l’est aussi par une multitude d’organisations humanitaires ou de défense des droits civils.
C’est tant mieux et il faut espérer que tout ce militantisme réussira à inverser la situation.
Ceci dit, il y a tout de même quelques élémentaires données qui mériteraient d’être rappelées dans ce dossier.

Plus de policiers, moins de droits
Certains des arguments typiquement invoqués par les personnes et les groupes qui contestent SB 1070 sont justes et je ne les conteste pas. Par exemple, il est vraisemblable que cette loi soit anticonstitutionnelle ; probablement vrai, aussi, qu’elle entraînera un recul de l’activité économique en Arizona et qu’elle y causera du chômage 3. Et il est exact que ce que la loi de l’Arizona prépare, c’est la mise en place, ou plutôt le renforcement, d’un état de toujours plus constante surveillance ainsi que de l’appareil requis pour l’exercer, avec tout le racisme et la flicaillerie qui l’accompagnent immanquablement.
Mais il est aussi utile de voir toute cette question d’un peu plus haut. Partout dans le monde, à présent, c’est sur une discrimination fondée sur le lieu de naissance et les papiers que se décide le droit pour chacun d’aller sur un territoire donné, d’y vivre ou d’y travailler. Les marchandises, elles, on le sait, circulent bien plus librement. Ce ne fut pas toujours ainsi.
Les Blancs, aux États-Unis, jusqu’à la guerre de Sécession, étaient d’emblée citoyens, en vertu de leur « race » et d’où qu’ils viennent. Les autres habitants (c’est-à-dire les Amérindiens qui n’avaient pas été exterminés par le génocide inaugural du pays et qui se trouvaient sur ce sol depuis toujours, et les esclaves, qui se trouvaient souvent au pays depuis des générations) n’avaient quant à eux aucune citoyenneté.
La guerre de Sécession change cette donne et oblige les maîtres à fonder autrement la discrimination. L’immigration est rapidement codifiée, gérée, réglementée. Il s’agit de s’assurer que les indésirables n’obtiendront pas pour eux et leurs enfants la fameuse citoyenneté que la seule couleur (blanche) de la peau ne garantit plus, pas plus que la seule couleur (non blanche) de la peau n’en interdit en théorie la possession. D’où ces incessants contrôles et restrictions sur l’immigration, qui vont jusqu’à interdire un temps telle ou telle immigration (celle des Chinois ou des Japonais, par exemple) et qui permettent, par la catégorie de citoyenneté, de simultanément projeter une image de pays ouvert et tolérant et de pratiquer une discrimination systématique envers des catégories de personnes, tout en exerçant un sévère contrôle des frontières, qui interdit aux humains ce qu’on donne si facilement au bétail et aux marchandises 4. Cette situation, déjà terrible pour tous, l’est encore plus pour ceux et celles qui n’ont pas la bonne couleur de peau, celle qui permet de se fondre dans la masse dès la deuxième génération.
La guerre contre l’immigration est une guerre impossible à gagner si tant est qu’elle fût souhaitable ; elle est aussi inhumaine et consacre la primauté des biens sur les personnes, la suprématie des États sur la liberté, celle de la mort sur la vie. L’alternative est de mettre fin à ce qui, en causant tant de misère et de pauvreté, force tant de gens à immigrer, à commencer par les traités de présumé libre-échange et d’économie dite de libre marché. C’est aussi de permettre à chacun d’aller là où il veut et d’avoir rapidement accès à la citoyenneté de l’endroit où il se trouve et de pouvoir y travailler. Mieux encore : d’abolir les États et donc les frontières et les citoyennetés – ce qui devrait être l’étoile du Nord de tout anarchiste.
En attendant, je suggère qu’il faut travailler avec qui le veut bien à mettre fin à toute cette flicaillerie de prisons, de surveillance, d’expulsions et de contrôles.


1. L’Arizona compte 6,6 millions d’habitants, dont environ 30 % sont d’origine latino-américaine ; sa frontière avec le Mexique est surveillée par quelque 20 000 policiers et on estime à plus de 400 000 le nombre d’immigrants illégaux qui s’y trouveraient. Il y aurait au total (mais ces données sont pour des raisons évidentes difficiles à chiffrer avec une certaine précision) quelque chose comme 20 millions de sans-papiers sur le territoire américain.
2. Marjorie Cohn, « Arizona Legalizes Racial Profiling », Jurist Legal News and Research (jurist.law.pitt.edu/forumy/2010/04/arizona-legalizes-racial-profiling.php).
3. Selon les calculs du Perryman Group, l’expulsion de ses immigrants illégaux entraînerait pour l’activité économique de l’Arizona un recul de 26,4 milliards de dollars et la perte de quelque 140 000 emplois. Cité par Marjorie Cohn, op. cit.
4. Si cette relativement libre circulation des marchandises, convenue dans les traités comme l’Aléna, a permis aux entreprises concernées de faire des profits records, elle a aussi contribué à l’appauvrissement d’une part substantielle des populations du Mexique et de l’Amérique latine, qui, naturellement, viennent ensuite chercher du travail dans le nord, où elles sont exploitées pour générer du profit pour ceux-là mêmes qui les ont contraints à immigrer.