Indignité nationale

mis en ligne le 12 novembre 2009
« Intérêt national, intérêt du capital ! » C’était l’une des plus fameuses proclamations figurant sur une des affiches de l’atelier populaire des Beaux-Arts, en mai 1968. Cette vérité première ne devait pas être du goût des princes qui gouvernaient alors. En effet, c’est au nom d’un nationalisme pervers que l’on a toujours tenté de faire marcher les peuples, au pas cadencé si nécessaire. Curieusement, c’est particulièrement dans les périodes de difficultés économiques et sociales que l’on ressort bruyamment cette vieille lune de l’identité française. Laquelle masque mal ces relents xénophobes et racistes qui, ponctuellement, contaminent les braves citoyens français, tellement persuadés d’être les descendants de « nos ancêtres les Gaulois ».

Je suis Français, voilà ma gloire !
Une fois de plus, le loup nationaliste est sorti du bois. Avec pour volonté de réactiver la fierté d’être Français. Missionné pour conduire cette croisade, Éric « Judas » Besson nous ressort la nécessité de faire chanter La Marseillaise aux enfants – au moins une fois par an. Avec cet avertissement aux candidats à l’accueil dans « notre » pays de savoir parler et de s’exprimer correctement en français. Quant à acquérir la nationalité, c’est là un tout autre problème. Dans un débat identique, remontant à 1986, un certain nombre d’histrions politiques nous expliquaient déjà que l’on ne trouvait pas la carte d’identité dans une pochette surprise. C’est un certain Alain Madelin, ancien d’Ordre nouveau, qui éructait cette volonté de rester entre vrais Français de France ou tout au moins de limiter l’installation de trop d’intrus sur le sol national.
C’était sous un gouvernement présidé par Jacques Chirac, et il aurait été possible de chanter : « Je suis Français, voilà ma gloire, mon espérance et mon soutien… » La stupidité ambiante régnait et le cher Coluche s’en donnait à cœur joie pour railler les imbéciles : « Massiou, je souis plus française qu’à vous, et je vous merde ! » Quelques années plus tard, c’était en juin 1991, le même Chirac nous servait le fameux discours sur « le bruit et l’odeur » des immigrés. Dans le même temps, Giscard s’inquiétait de l’invasion de la France par les immigrés, tandis que son porte-flingue Michel Poniatowski (l’homme des opérations coup-de-poing) dénonçait l’occupation du pays par ces mêmes immigrés. Pour ne pas faire porter le poids de ces mauvaises manières à la seule droite, il convient de rappeler qu’en janvier 2002, lors de sa campagne pour l’élection présidentielle, Lionel Jospin avait tenu à tancer ces étrangers « qui n’ont pas vocation à rester en France ».
Pourquoi cet intérêt porté aux immigrés, surtout s’ils font partie de la catégorie des sans-papiers ? C’est évidemment pour réveiller ces sentiments nationalistes qui conduisent à se pavaner dans les oripeaux de l’identité nationale. Nicolas Sarkozy n’a rien inventé. Il ne fait que suivre la voie de ses glorieux prédécesseurs. Simplement, il a porté ses propres rejets jusqu’à la caricature. Avec ses affidés, il serait très bien que le nationalisme de bon aloi conforte les bons citoyens comme les imbéciles heureux.
Dans ce pays des droits de l’homme blanc, il y a toujours ceux qui espèrent en obtenir. On ne cesse de rappeler que rien ne peut remplacer la fierté d’être Français. Ce qui permettrait de trop s’intéresser à la qualité du bulletin de salaire et aux tristes conditions de travail dans bien des cas. Bien sûr, le Français moyen reste un incorrigible patriotard, mais de moins en moins si l’on se permet de toucher à ses avantages acquis pour lesquels il ne s’est pas toujours battu. De plus, on l’incite à devenir européen. Alors pourquoi lui rappeler avec insistance cette identité française qui ne trouve plus de fervents que parmi les anciens combattants (espèce en voie d’extinction) et les abrutis en mal d’éclairs d’intelligence.

Identité nationale : idéologie mal identifiée
Je me souviens qu’à l’école primaire nous étions tous de bons petits Français. Tous farouchement républicains, très fiers de notre histoire passée, même si les parents de certains d’entre nous n’étaient pas de bonne origine ni vraiment catholiques. C’était au temps de la IIIe République finissante. L’hymne national faisait partie du programme au certificat d’études. Il est vrai que de nombreux chants glorieux, vantant la France éternelle, nous étaient enseignés au même titre que la règle des participes et les tables de Pythagore. Ce qui ne nous empêchait pas, dans la cour de récréation, de persifler gentiment :
« La France est notre mère,
C’est elle qui nous nourrit
Avec des pommes de terre
et des fayots pourris… »
Pourtant, de retour en classe, après ces minutes de défoulement, nous n’en chantions pas moins avec conviction – notre instituteur battant la mesure – ce Chant du départ qui devait nous motiver pour défendre la patrie, lorsque notre tour serait venu d’endosser l’uniforme de soldat du pays de la liberté. Peu importe que, quelques instants plus tôt, nous trouvions désopilant de répéter des plaisanteries, à la limite de l’esprit antinational telles que : « Vive la France et les pommes de terre frites ! » Ensuite, sans rire, nous étions en capacité de chanter : « Un Français doit vivre pour elle, pour elle un Français doit mourir… »
Quelques décennies nous séparaient des couplets vengeurs de Paul Déroulède, ce chantre de la revanche, mal remis de la défaite des armées françaises en 1870. Cette vieille crapule, porte-drapeau d’un nationalisme haineux (y a-t-il des nationalismes humanistes ?) traçait la voie à suivre pour les générations futures. Dans ses Chants du soldat, après avoir tenté de soulever l’armée contre les institutions républicaines, Déroulède espérait réveiller ce sentiment national indispensable pour toutes les guerres sanglantes à venir :
« Oui, Français, c’est un sang vivace qui est le vôtre.
Les tombes de vos fils sont pleines de héros.
Mais sur ce sol sanglant où le vainqueur se vautre.
Tous vos fils, ô Français, ne sont pas au tombeau ! »
Un demi-siècle plus tard, les murs de nos villes étaient couverts d’affiches à la gloire du maréchal Pétain, chef d’un État croupion à la solde des nazis. Au-dessus du portrait de cette vieille baderne militaire, cette interrogation : « Êtes-vous plus Français que lui ? » C’est le même facho à la sauce française qui, dans le même temps, nous servait des leçons d’identité et d’attachement à la glèbe, avec son célèbre : « La terre, elle, ne ment pas ! » Ce que Nicolas Sarkozy allait nous resservir à la fin du mois d’octobre 2009 dans un discours aux agriculteurs, à Poligny.

Et l’identité des autres ?
De quelle identité nationale peut-il bien s’agir ? Celle des smicards n’ayant rien à attendre d’un pouvoir qui ne sait que leur expliquer qu’il « faut se lever tôt » et que la solution à leur situation consiste à « travailler plus pour gagner plus » ? S’agit-il de l’identité des nantis, qui se disent républicains et ne rêvent que de l’instauration d’un état fort ressemblant à celui de Vichy ? Qu’en est-il de cette France profonde à qui il est conseillé de faire confiance à cet omniprésident, élu en mai 2007 ? Ses électeurs étant un peu comme ces flagellants qui soupirent d’aise lorsqu’ils cessent la punition qu’ils s’infligent.
Les policiers de cette pseudo-république ont bien compris ce que peut signifier ce gadget baptisé « identité nationale ». Quand ils intiment à un « individu » de décliner son identité, il y a comme un éclair de haine dans le regard de ces excellents fonctionnaires s’ils croient tenir la victime choisie parmi d’autres. Surtout si le suspect éventuel a le teint coloré. Nos policiers sont effectivement très attentifs à ce que l’identité nationale soit préservée. D’autant plus que ces défenseurs de l’ordre public font partie de ces « forces vives de la nation » chères à Éric « Judas » Besson.
Surtout ne pas dire que Nicolas Sarkozy, par son gardien de l’identité nationale interposé, chasse sur les terres du Front national. Bien au contraire, proclament les thuriféraires du petit Nicolas qui veulent nous persuader que les fachos du FN se sont simplement trompés de leader. Celui qui tente à nouveau de les séduire ne vient-il pas d’ouvrir un vaste débat sur l’identité nationale qui va s’étaler tout au long des mois de novembre et de décembre dans les cent préfectures et les trois cent cinquante sous-préfectures du pays des droits de l’homme. Cela pour bien nous faire comprendre « qu’il faut réaffirmer les valeurs de l’identité nationale et la fierté d’être Français ». Si j’étais vulgaire, et cela m’arrive quelquefois, j’ajouterais : « Et mon cul, c’est du poulet ? »
Puisqu’il est question de poulets, étaient-ils convaincus de leur identité française, ces policiers et ces gendarmes, ces magistrats et hauts fonctionnaires qui, après avoir servi le régime de Vichy, allaient témoigner d’une même ardeur pour de Gaulle, qui venait de remplacer Pétain en août 1944 ? Après avoir chanté en chœur Maréchal nous voilà ! durant quatre ans, ces excellents serviteurs de l’état redécouvraient les couplets vengeurs de La Marseillaise. Après s’être déshonorés à l’ombre du drapeau nazi, les mêmes se mettaient au garde-à-vous devant le drapeau tricolore. Cela n’a rien à voir, diront les fiers défenseurs de nos actuelles institutions. Certes, sauf que les pseudo-héritiers du pouvoir gaulliste ont peu à peu liquidé des résidus de cette Résistance revendiquée par leurs anciens. Du programme du Conseil national de la Résistance, il ne restera bientôt plus que le vote des femmes.

Les exilés de l’intérieur
L’identité nationale, cela pourrait signifier la revendication des grandes heures de la France révolutionnaire. Pourquoi les manuels d’histoire ne laisseraient-ils pas dans l’ombre « Clovis et les trente rois qui ont fait la France » pour s’intéresser par exemple aux barricadiers de juin 1848 ou à la Commune de Paris, lorsque les habitants de la capitale avaient confié leur sort à l’ouvrier hongrois Léo Frankel, qui siégeait sans problème au côté des révolutionnaires français, et aux généraux Dombrowski (Polonais) ou La Cecilia (Italien) qui défendaient Paris contre les hordes versaillaises ? Tu rêves Rajsfus. Il y a beau temps que les versaillais sont revenus au pouvoir. Fort heureusement, nous n’en sommes pas à la semaine sanglante. On ne tue plus par fusillade. La répression a changé de forme. Dans ce pays, autrefois havre d’accueil, il y a des millions d’exilés de l’intérieur, condamnés à n’être plus rien que de possibles électeurs pour ceux qui les oppriment. Ceux de la « France d’en bas », comme disait Raffarin, ont-ils encore la force de se réveiller alors qu’une gauche convenable ne songe qu’à rendre la contrainte plus supportable ? Alors, combien nous paraissent contemporains ces vers d’Eugène Pottier, écrits sous la IIe République en 1848 :
« Il nous faut une main de fer
Pour le bien du commerce
qu’on nous donne Paul ou Jean
Mais qu’on gagne de l’argent
Protégez la boutique
Comme ont fait tous vos devanciers
Et que la République
Profite aux épiciers ... »
L’épicier de 2009, porteur des grands principes de l’identité nationale, s’appelle Nicolas Sarkozy. Peut-être faudrait-il rappeler à ce président gesticulant quelques vers de « Elle n’est pas morte », ce superbe texte de Jules Vallès :
« Les journalistes policiers
Marchands de calomnies
Ont répandu sur nos charniers
Leurs flots d’ignominies...
Ont vomi leur eau forte.
Tout ça n’empêch’ pas
Nicolas,
Qu’la Commune n’est pas morte… »